Devant ta tombe ouverte, laisse-moi te parler en ami. Le temps n’est plus aux vains discours, mais à la sincérité. La Suisse t’a exécuté le 26 mai 2021. Nos autorités ont décidé de t’enterrer en toute discrétion aujourd’hui. J’ai obtenu la permission de m’adresser à toi sans que nous soyons dérangés, et me voilà dans ce carré d’herbe qui a été choisi pour te donner une sépulture. Seul devant ton cercueil, je souhaite clore les différends que nous avions cru avoir et qui en réalité n’existaient pas. Moi, le Romand, l’Européen, autrement dit le mauvais Suisse, je tiens à te rendre hommage.
Qui a tué Guillaume Tell ? Une légende peut-elle mourir ? Comment pourrait renaître la liberté incarnée par le célèbre arbalétrier ? Quelle promesse se noue au bord de sa tombe ?
Quand la Suisse s’éveille, c’est en général pour mieux se rendormir. Elle ressemble au bourgeois qui aime les chocs de la vie, pour autant qu’il puisse les oublier au plus vite dans les bras de son fauteuil. Sauf exception, un événement politique fort n’ouvre pas une séquence de changement, mais la ferme aussitôt. Après chaque secousse, l’opinion se félicite qu’elle soit passée et croit éviter les suivantes en retombant dans un immobilisme pensé comme le meilleur moyen d’éviter les problèmes.
Hélas, il est probable que le sursaut citoyen du 28 février contre l’initiative UDC vérifie ce principe. Même s’il reposait sur un socle d’arguments rationnels, ce réflexe salutaire s’est structuré sur la peur : celle de savoir que le moindre voleur de pommes étranger risquait d’être expulsé, châtiment insensé menaçant un nombre considérable d’habitants et qui a fini par effrayer la majorité des Suisses. Manifestement, ce sont des émotions fortes qui ont provoqué une levée de boucliers contre l’initiative « de mise en œuvre ». Pour une fois, la peur a changé de camp. Mais cette crainte ne constitue pas encore une prise de conscience de la dangerosité du populisme, encore moins un tournant de société préparant une remise en question des fonctionnements helvétiques. En réalité, les Suisses ont évité de tirer un nouveau boulet dans la coque de leur démocratie déjà percée en plusieurs endroits. Aujourd’hui, réalisent-ils que la votation du 28 février n’a rien résolu ?
Tout d’abord, le non n’a pas protégé un acquis humaniste, mais une première initiative UDC contre les criminels étrangers, dont le contenu déjà choquant ne fait pas particulièrement honneur à la Suisse. Deuxièmement, ambigüe, manipulatrice, incompatible avec nos engagements européens, l’initiative contre l’immigration adoptée le 9 février 2014 a ouvert une crise qui reste sans solution et qui nuit à l’économie. Troisièmement, de nouvelles démarches populistes dangereuses vont mettre notre pays à l’épreuve. La soudaine lucidité de Christoph Blocher évoquant une possible retenue de son parti dans l’usage de la démocratie directe ressemble à un serment d’ivrogne. De plus, le chef des tribus souverainistes ne contrôle pas toutes les officines susceptibles de bombarder la Suisse d’initiatives aussi extrémistes qu’inapplicables. Enfin, la culture populiste continue à dominer la scène publique. Rien ne semble entrepris pour la contrer. Les consciences paraissent s’être désactivées, satisfaites qu’un résultat net légitime un nouveau sommeil.
Or, demain, qui aura peur de dire non aux juges étrangers ? De même, quel mouvement créera une émotion en faveur du droit international ? A terme, quelle part de la société sera toujours prête à se mobiliser contre ces initiatives sottes, simplistes, infâmes, en apparence tolérable, mais souvent destructrices, qui ne manqueront pas de se présenter ? Rien ne permet d’affirmer que des forces clairvoyantes se lèveront à chaque fois que la Suisse affrontera un vote impliquant de choisir entre la raison et le désastre.
Sur ces questions existentielles, la doxa avance deux postulats. Le premier veut que le risque généré par l’exercice du droit d’initiative sans garde-fou soit le prix à payer pour disposer d’une démocratie aussi vaste que possible. Mais que gagne le peuple quand lui sont soumises des propositions impossibles à trancher ou dont nul n’est en mesure de lui décrire les conséquences réelles ? Le second est que les Suisses finiront bien par comprendre que les populistes les instrumentalisent et que leurs idées doivent être repoussées. Cette foi dans une autorégulation des peuples, que l’histoire dément, fait penser à l’autorégulation des marchés, dont on sait les limites. Certes, les leaders populistes et les dictateurs finissent toujours par tomber, mais après avoir mis leur pays dans quel état ? Combien de guerres, combien de misères font-ils endurer à leurs administrés avant de s’autodétruire ?
En réalité, l’attentisme actuel revient à jouer à la roulette russe. La plupart du temps, le scrutin tel un doigt sur la gâchette ne provoquera pas d’impact. Mais il est aussi possible qu’une balle frappe un jour la Suisse, générant des lésions plus graves encore que celles du 9 février 2014. L’initiative populaire n’est pas un sondage en ligne, elle ne tire pas des balles à blanc, mais des dispositions constitutionnelles, valeurs suprêmes de notre droit, injonctions faites au pouvoir en place. Laisser n’importe quelles mesures brutales menacer la Suisse au travers de campagnes imprévisibles constitue déjà par nature un pari risqué. Mais renoncer à interroger cette pratique alors que nous sommes entrés dans le monde des flux ininterrompus de sensations éphémères tient de l’aveuglement. Aujourd’hui, les opinions sont devenues volatiles, flottant au gré du buzz et des images simplificatrices. Demain, formatées par la société numérique, elles se détacheront encore davantage des analyses structurées et des pouvoirs constitués. Simultanément, les partis et les associations portant le camp de la raison commencent à être épuisés par la multiplication de scrutins aléatoires. Les esprits sont lassés et les caisses sont vides. En clair, le 21e siècle s’annonce extrêmement périlleux pour la démocratie suisse.
Dans ce contexte, n’est-il pas temps de poser le pistolet pour réfléchir et envisager des réformes ? Pragmatique, la Suisse devrait oser un aggiornamento de ses fonctionnements pour éviter des catastrophes. Nul ne peut imaginer qu’un romantisme insoupçonné lui fasse aimer la roulette russe. Dès lors, ce sont probablement la paresse et la lâcheté qui l’incitent à préférer le hasard à l’examen de ses structures. Le 28 février, un éclair de lucidité a balayé l’initiative UDC. Quand les sombres visées du populisme et la part obscure de la démocratie directe seront-elles mises en pleine lumière ?
Souvent, les Suisses aiment recenser les malheurs du monde pour y lire en contrepoint l’énoncé de leurs vertus. Jamais, ils n’ont pratiqué cet exercice avec autant d’ardeur qu’aujourd’hui. Sur la place publique, faire la leçon à nos voisins proches ou lointains est devenu la règle. Par principe, il ne semble plus imaginable qu’un pays étranger puisse conduire une action pertinente. A l’inverse, les blocages intérieurs sont minimisés, même quand ils montrent une Suisse en danger. Quotidien, un vaste travail de déni collectif fait de chaque impasse une raison supplémentaire de s’obstiner dans la même voie. Aucun changement de paradigme n’est concevable. Rien ne doit altérer un modèle que le monde entier nous envie.
Ce narcissisme illustre l’inféodation du pays au populisme. Dominante, sa grammaire impose de fustiger l’étranger et les étrangers, tout en célébrant la sagesse du peuple suisse exprimée dans des votations toujours plus nombreuses. Dès lors, désactivées, les consciences ne mesurent plus à quel point certaines pratiques sont au bout du rouleau, même quand le rappel des faits est cruel.
Le Conseil fédéral vient d’être renouvelé, sans que le parlement s’interroge sur son orientation politique. Clé de sa composition, l’arithmétique a renforcé ses divisions, en doublant la représentation de l’UDC. Résultat, dans un « régime de discordance » qui tourne à la farce, deux magistrats provenant d’un mouvement extrémiste préconisent l’isolement de la Suisse et la violation de droits fondamentaux, tandis que leurs collègues tentent de l’empêcher. La seule ressource du système est d’atténuer ce non sens en mettant au pouvoir des ministres sans envergure, pour que le déchirement de l’exécutif s’effectue sans fracas. Perçoit-on l’absurdité de construire un gouvernement suffisamment faible pour que sa discrétion masque ses désaccords ? Voit-on le danger de se contenter d’un exécutif structurellement paralysé dans une société où les ravages du populisme ne font que commencer ?
Plus inquiétantes encore, les dérives de la démocratie directe montrent un modèle au bord de la faillite. Le 28 février, nous votons sur une initiative saugrenue, qui veut « mettre en œuvre » une précédente sur le renvoi des criminels étrangers. Bousculant les institutions, cette démarche est de type « putschiste ». Premièrement, elle a été lancée sans attaquer la loi d’application de la première initiative en référendum, ni même attendre que le parlement ait achevé sa rédaction. Par conséquent, en cas de oui, la décision du souverain exprimée dans le scrutin initial ne sera pas respectée. C’est donc une forme de cannibalisation de la volonté populaire qu’organise cette initiative de mise en œuvre. Deuxièmement, inhumaine, elle viole le principe de proportionnalité, fondement de l’équité depuis la nuit des temps. Troisièmement, elle écarte d’un revers de main la justice suisse, en imposant l’automaticité des expulsions. Quatrièmement, elle torpille les Chambres fédérales, en proposant des articles constitutionnels directement applicables.
Pourquoi la Suisse ne condamne-t-elle pas massivement une opération qui annonce une forme de dictature populiste, où les pulsions brutes dictent la loi ? Quel aveuglement la conduit à commenter la montée des idées totalitaires en Pologne ou ailleurs, sans voir qu’elles dominent déjà sa démocratie ? Pourtant, depuis des années, l’UDC a tombé le masque. Son idéologie nauséeuse et ses projets destructeurs sont clairement affichés. Rien n’est caché, tout est revendiqué, proclamé et, surtout, mis en œuvre. Etrangement, les attaques des populistes ne troublent guère les Suisses, quand elles devraient provoquer leur sidération.
En fait, cette passivité tient au refus de nommer l’UDC, pour se protéger du réel. Incapable d’admettre la réussite spectaculaire d’une faction violente sur son sol, la Suisse s’obstine à la voir comme un parti classique. Parce que Christophe Blocher et ses amis n’ont pas créé un front ex nihilo mais ont eu l’habileté de faire une OPA sur un petit parti agrarien qui n’était plus qu’une coque vide dans les années 80, l’immense majorité des médias, des élus, des politologues et des citoyens traitent l’UDC comme le PS, le PLR ou le PDC, avec les mêmes schémas de pensée et les mêmes grilles de lecture. Certes, ses coups de boutoir ne sont pas occultés, mais il lui est prêté des finalités et des fonctionnements similaires aux autres formations politiques. Or l’UDC n’est pas de même nature. Elle vérifie, par contre, les paramètres qui caractérisent un « mouvement populiste ».
Marchant derrière ses chefs comme une armée derrière ses généraux, le mouvement populiste est en croisade contre les institutions. Justicier, il célèbre de manière obsessionnelle un peuple idéalisé, homogène et sans défaut, victime des « élites » ou du « système », qui le méprisent et le trompent. Sacrée, sa mission tend à le placer au-dessus des lois et des usages. Elle justifie ses outrances et l’autorise à « renverser la table ». Menaçant, le mouvement agite les peurs, désigne des boucs émissaires, stigmatise les étrangers, pourfend « les parasites protégés par les élites », qui ruinent le pays et rendent son action nécessaire. Irresponsable, il n’a pas d’exigence de résultat et ne rend jamais de compte. Seul le pouvoir l’intéresse. Dans ce but, il n’hésite pas à créer les problèmes qu’il dénonce, tel l’incendiaire qui met le feu à la maison, puis désigne les flammes pour justifier ses cris. Obligé de provoquer pour survivre, jamais il ne se normalise et seule l’opposition résolue de ses adversaires le neutralise.
Dans cette optique, le 28 février pose une question simple au modèle suisse : le sursis ou le chaos. Toutefois, même si le texte insensé de l’UDC devait échouer, d’autres viendront du même camp, tout aussi dangereux. Si le pays n’ouvre pas rapidement les yeux sur la nature des forces qui le déconstruisent, il finira par perdre une bataille décisive dont il mettra des générations à se relever. Sans scrupule et bien armé, installé au cœur du pouvoir, le populisme tient la place. Le regarder en face, sans baisser les yeux, nommer ses fantasmes, à voix haute, refuser de jouer avec lui, par principe, tel est le sursaut moral impératif pour qu’un jour la Suisse retrouve la raison.
L’année du Singe vient de débuter en Chine. Elle annonce douze mois de grande incertitude. Grimaçante ou joyeuse, effrayante ou drôle, elle est porteuse du pire et du meilleur. Nul ne sait sous quelle forme le Singe va se manifester : un ouistiti rieur ou un gorille menaçant ? En 2016, il convient donc de renoncer aux planifications et de s’en remettre aux circonstances.
C’est donc une année suisse par excellence ! Depuis toujours, la Confédération peine à développer des visions stratégiques. Aujourd’hui, incapable de se déterminer, elle a abandonné la gestion de son destin européen aux événements extérieurs.
Dans cet esprit, certains médias ont accueilli avec des cris de joie l’octroi d’un « frein d’urgence » à David Cameron. Voilà la bonne nouvelle tant attendue, se sont-ils exclamés ; après avoir fait des concessions aux Britanniques, l’UE n’aura d’autre choix que de se montrer accommodante avec la Suisse, ont-ils ajouté. Une fois de plus, des circonstances extérieures favorables semblaient servir le pays de l’indécision. Particulièrement révélateur, cet enthousiasme met en lumière une série d’illusions.
Premièrement, rien ne dit que les nouvelles venues de Londres soient bonnes. D’une part, le premier ministre anglais n’a pas demandé des restrictions à la libre circulation des personnes, mais au tourisme social. D’autre part, un pays tiers ne saurait obtenir des conditions plus favorables qu’un membre de l’Union. Enfin, David Cameron est en négociation avec Bruxelles, quand la Confédération s’est mise en rupture de contrat. Les discussions visant à empêcher le Brexit pourraient donc aussi bien fixer des limites que tracer des ouvertures.
Deuxièmement, La Suisse tente d’arracher aux Européens une clause de sauvegarde en matière de libre circulation des personnes. Or, ce faisant, elle se bat pour obtenir un cadeau dont la valeur politique est égale à zéro ! En effet, l’UE ne saurait envisager un tel mécanisme qu’en cas de situation socio-économique grave. Autrement dit, si par miracle une forme d’accord devait intervenir, son contenu forcément minimum serait aussitôt qualifié de dérisoire par les nationalistes. En clair, une solution intégrant les Européens ne pourra jamais être une application sérieuse de l’article constitutionnel adopté le 9 février 2014. Par conséquent, le Conseil fédéral travaille depuis deux ans sur une fiction politique, qui ne résoudra rien au plan intérieur.
Troisièmement, en espérant que des astuces sans valeur vienne la tirer d’embarras, la Suisse renonce à s’interroger. Or des questions brûlantes sont ouvertes. Que faut-il respecter en priorité, l’art. 121a Cst. ou les accords avec l’UE ? Que souhaitent réellement les citoyens, interrompre ou poursuivre l’intégration européenne ? Avec qui préfère composer le Conseil fédéral, les populistes ou les Européens ? Quel rôle une Suisse située au cœur de l’Union veut-elle jouer demain, celui d’un Etat tiers, d’un membre passif copiant les normes européennes ou d’un membre actif disposant de droits politiques ?
Ecartelé, le Conseil fédéral imagine simultanément introduire une clause de sauvegarde unilatérale et reprendre la ratification de l’extension de la libre circulation des personnes à la Croatie ; au parlement et à l’UE de se débrouiller avec ces signaux opposés. Divisés, les partis souhaitent attendre sans prendre de risque ; aux événements de préciser les chemins possibles. Lassés, les citoyens veulent tout, être dedans et dehors de l’UE ; aux élus de se débrouiller avec leurs aspirations contradictoires.
Selon la tradition chinoise, l’année du Singe est celle de l’irrationnel, où mieux vaut ne rien décider. Convertie à l’orientalisme, la Suisse abuse de cette croyance. Elle semble oublier que l’imprévu pourrait aussi briser d’un coup ses relations extérieures, tout en jetant ses institutions dans le chaos.
Se choisir un destin, adopter un cap, définir des stratégies, affronter ses démons, combattre le populisme, n’est-ce pas finalement plus satisfaisant et plus sûr que de s’en remettre à l’horoscope ?
Par paresse, le Parlement n’a jamais réformé l’élection au Conseil fédéral pour lui donner un semblant de cohérence programmatique. Construction arithmétique, le Collège n’est plus qu’une somme aléatoire de personnalités aux objectifs divergents. Par lâcheté, les Suisses n’osent pas affronter l’UDC, ni même ouvrir les yeux sur les dangers qu’elle représente. Désormais renforcée, l’influence croissante au sommet de l’Etat d’un mouvement populiste, souverainiste, europhobe et xénophobe est considérée comme « un retour à la normale ».
Les fautes d’une société suisse, riche matériellement mais d’une grande pauvreté morale, se payeront cash. Une première addition est présentée aujourd’hui. En effet, il convient de l’admettre, l’élection de Guy Parmelin constitue une véritable punition collective.
Punition d’abord pour les leaders de l’UDC, qui voulaient impérativement placer le tranchant Thomas Aeschi au pouvoir. Croyant assurer l’élection de leur champion en l’encadrant de troisièmes couteaux, ils sont tombés dans leur propre piège. Aujourd’hui, ils doivent se contenter de voir l’un de leurs éléments les plus ternes entrer au Conseil fédéral. Combien de temps, d'ailleurs, le supporteront-ils avant de critiquer sa mollesse ?
Punition également pour les Romands, tristement « représentés » par un UDC, qui a travaillé contre leurs intérêts, en contribuant au sabotage des accords avec l’Union européenne. Les voilà censés se réjouir de l’accession au Conseil fédéral d’un troisième francophone, alors que celui-ci doit sa couronne aux idées nationalistes qui leur nuisent le plus.
Punition particulièrement amère pour les Vaudois, qui comptent des politiciens professionnels de très haut niveau et doivent fêter un sympathique amateur. Une fois de plus, le canton est renvoyé à sa caricature. Le cliché insupportable du Vaudois terrien convivial, gentil, opportuniste, peu dangereux parce que peu compétent, est à nouveau projeté sur l’écran fédéral.
Mais punition, surtout, pour le pays tout entier, qui doit affronter des défis importants et devrait pouvoir compter sur ses meilleurs serviteurs. Or, perdre Mme Widmer-Schlumpf, femme d’Etat de niveau international, pour se replier sur un député dont la discrétion a fait son succès n’est guère rassurant.
En réalité, le Conseiller fédéral Parmelin dispose d’un seul atout, non négligeable. Nul n’attend quoi que ce soit de sa magistrature. Tous espèrent que les hauts fonctionnaires guideront son action et l’aideront à ne pas commettre d’erreurs. Si le système fonctionne convenablement, le prochain grand événement du règne de M. Parmelin sera donc son départ.
Voit-on ce que signifie ce phénomène, certes crûment résumé ? Il indique que l’arithmétique ne peut pas présider à la composition pertinente d’un vrai gouvernement. Parce que l’accession d’un second UDC au Conseil fédéral a été considérée comme une règle de droit divin, le Parlement n’a eu d’autre choix que d’élire le plus effacé, pour préserver l’intérêt général. La pâleur des ministres sert désormais de compensation à la force qui oppose les populistes aux partis classiques. Comme le char de l’Etat est tiré par des hommes regardant dans des directions diamétralement opposées, on y attelle les serviteurs les moins vigoureux, pour limiter les ruptures et les dégâts sociétaux.
Autrement dit, la majorité des représentants du peuple aimerait peut-être bien ne pas confier le pouvoir à l'UDC, mais, dans la culture politique actuelle, elle n'ose l'écarter. Dès lors quelle autre solution, si ce n'est l'affaiblir? Et que peut faire la gauche, à part éviter l'arrivée des pires au pouvoir?
Corollaire de ce premier constat, alors que l’Europe traverse des turbulences historiques qui réclament des visionnaires, la Suisse s’accommode de voir son Conseil fédéral sombrer doucement dans l’insignifiance. Au fond, à la décharge de M. Parmelin, les attentes à l’égard de ses six autres collègues sont également modérées. Qui attend encore une solution à la question européenne de M. Burkhalter ou de Mme Sommaruga ? Qui espère un projet socio-économique de M. Schneider-Amann ? Qui compte sur les visions géopolitiques de M. Maurer ?
Parce que les votations sont devenues la quintessence de la démocratie suisse, le Conseil fédéral s’efface peu à peu du débat politique. Or, demain, c’est son réveil qu’il faut souhaiter! C’est sa capacité retrouvée à confronter les citoyens aux réalités du 21ème siècle qui peut contribuer à sortir la Suisse du marécage populiste.
L’horreur rend dérisoires des questions que le confort laisse croire essentielles. Au vu des attentats de Paris, le tourment de la Suisse qui se demande chaque jour par quelle astuce juridique elle pourra rester hors de l’Union européenne tout en profitant de son marché et de sa protection devient pitoyable.
Aujourd’hui, la seule frontière pertinente pour les citoyens de notre contient est celle qui sépare la liberté de la terreur, la justice de la violence, le respect de la haine. Ni la sécurité, ni la démocratie ne peuvent être préservées par des Etats isolés, cloisonnés, enfermés dans leur nationalisme respectif. La défense de nos valeurs et de nos modes de vie dépend des coopérations à l’échelon européen.
Nous, Suisses, depuis la nuit des temps, nous sommes faits des problématiques et des cultures qui nous entourent. Nos langues, nos histoires, nos vies, nos peurs, nos ambitions, nos politiques, nos faiblesses, nos richesses sont profondément intriquées dans celles de nos voisins.
Ainsi, même s’il le nie, chacun d’entre nous est par nature à la fois citoyen suisse et citoyen européen. Jamais l’un sans l’autre, toujours autant l’un que l’autre. Ainsi, le refus de siéger à Bruxelles ne place pas la Confédération hors de l’Europe, mais dans une situation insensée, qui réduit ses capacités d’influence sans diminuer ses dépendances.
Or, demain, pour défendre nos intérêts face aux problématiques globales du siècle, nous aurons plus que jamais besoin d’être intégrés dans les décisions et les solutions relevant de notre continent.
A dessein, les attentats de Paris ont visé des quartiers libres, légers, rebelles, vivants, curieux, voltairiens, cosmopolites. Ce sont les nôtres, en tant que Suisses et Européens. Et cette double appartenance ne peut être vécue que dans l’Union.