Devant ta tombe ouverte, laisse-moi te parler en ami. Le temps n’est plus aux vains discours, mais à la sincérité. La Suisse t’a exécuté le 26 mai 2021. Nos autorités ont décidé de t’enterrer en toute discrétion aujourd’hui. J’ai obtenu la permission de m’adresser à toi sans que nous soyons dérangés, et me voilà dans ce carré d’herbe qui a été choisi pour te donner une sépulture. Seul devant ton cercueil, je souhaite clore les différends que nous avions cru avoir et qui en réalité n’existaient pas. Moi, le Romand, l’Européen, autrement dit le mauvais Suisse, je tiens à te rendre hommage.
Qui a tué Guillaume Tell ? Une légende peut-elle mourir ? Comment pourrait renaître la liberté incarnée par le célèbre arbalétrier ? Quelle promesse se noue au bord de sa tombe ?
Le droit d’initiative comporte de nombreux effets pervers qui ne sont jamais abordés, parce que la démocratie directe est sacralisée. En particulier, il organise une confusion dangereuse entre le débat de société souvent diffus et une décision politique toujours précise.
Le oui du 9 février illustre magistralement ce phénomène. En fait, la proposition de l’UDC liait deux thèmes distincts : d’une part, l’immigration, sur laquelle s’est focalisée le débat ; d’autre part, les relations de la Suisse avec l’Europe, qui sont restées à l’arrière-plan.
En clair, le peuple s’est vu contraint d’opérer deux choix par un seul vote, sans même s’en rendre compte. D’une certaine manière, l’initiative de l’UDC ne respectait pas « l’unité de la matière sur le fond », même si elle restait correcte sur la forme. En tout cas, elle rendait impossible « l’unité de la volonté populaire », en obligeant les citoyens qui voulaient corriger la politique migratoire à mettre simultanément fin aux accords bilatéraux existants.
Aujourd’hui, 74% des Suisses disent vouloir maintenir ces fameux accords qui viennent d’être torpillés. N’est-ce pas un appel d’une forte majorité pour l’organisation d’un vote corrigeant l’impossible équation du 9 février 2014 ?
Les partisans et les opposants à l’initiative UDC « contre l’immigration de masse » sont au coude à coude. Certains journalistes découvrent enfin l’état réel de l’opinion, qu’ils ont pourtant souvent contribué à construire en validant les fantasmes des populistes.
Du coup, ils s’interrogent fébrilement sur les positions que pourraient adopter l’UE en cas d’approbation. En réalité, c’est à Berne que les conséquences d’un oui seront déterminées.
En effet, soit le Conseil fédéral choisit de violer la démocratie directe en adoptant des mesures suffisamment larges et vagues pour qu’elles n’aient aucun effet sur nos relations européennes. Soit il décide de respecter la volonté populaire et sa stratégie est dictée par le texte même de l’initiative UDC.
En clair, le Conseil fédéral devra se rendre à Bruxelles, pour y renégocier la Libre circulation des personnes, en lui intégrant des contingents permettant de diminuer significativement l’immigration actuelle.
Et si, au terme du délai de trois ans prévu par l’initiative, le gouvernement ne parvient pas à obtenir un tel résultat, il sera contraint de dénoncer lui-même la Libre circulation des personnes, pour respecter la Constitution, cette résiliation entraînant la chute des accords bilatéraux.
L’UE peut se permettre d’attendre. La Suisse devra rapidement dire ses intentions. Autrement dit, si un oui à l’initiative UDC sort des urnes le 9 février, le couperet de la guillotine tombera d’abord à Berne.
Pour de multiples raisons, l’initiative de l’UDC contre l’immigration de masse cumule les défauts. Injuste, inefficace, dangereuse, elle organise la précarisation de la Suisse et son isolement européen. Conscientes que le 9 février constitue un carrefour existentiel, les forces vives du pays tentent d’expliquer les enjeux centraux. Malheureusement, sur le terrain, les discussions avec les citoyens montrent que leurs arguments laissent de marbre. De plus et surtout, trois représentations totalement fausses du scrutin altèrent le jugement de nos compatriotes.
Premièrement, au vu des sondages, l’idée s’est répandue que l’initiative ne gagnera pas. Or, les enquêtes ne font pas que renseigner sur l’opinion, ils la construisent. Autrement dit, qu’il soit juste ou faux, le dernier sondage qui donne les opposants majoritaires produit des effets concrets. On voit apparaître la montée du fameux « effet correcteur », où le votant change son choix de base pour tenter de construire un résultat nuancé. En clair, nombre de personnes affirment: « l’initiative ne va de toute façon pas passer, donc je peux l’approuver, non parce que je la crois nécessaire, mais pour donner un signal ». Or, la démocratie directe ne permet ni amendement, ni deuxième débat, ni conciliation entre les forces adverses. Son exercice est binaire, sans appel, ni signal. La disposition proposée est inscrite dans la Constitution ou ne l’est pas.
Deuxièmement, la prolifération des initiatives a fini par masquer leur importance. Dans les flux de votations sur tous les sujets et à tous les échelons, les citoyens peinent à distinguer l’essentiel de l’accessoire. De plus, ils ne mesurent plus les résultats de leurs votes. Entre lois d’application, nouveaux débats, agitation médiatique permanente, les conséquences de leurs choix s’estompent. Ainsi, le public n’accorde qu’un crédit relatif aux initiatives et à leurs effets. Ce sentiment est particulièrement vrai pour les démarches de l’UDC. On voit ses combats comme des croisades plus symboliques que politiques, à l’instar de la votation sur les minarets. « Comme cette initiative ne changera rien de fondamental, il faut la soutenir pour au moins faire un pas dans la bonne direction », répondent celles et ceux pour qui la démocratie directe est comme démonétarisée.
Troisièmement, le soutien à l’initiative découle bien davantage d’une validation des peurs que d’une acceptation des remèdes. A force d’avoir répété que l’UDC « pose de vrais problèmes, tout en offrant de mauvaises solutions », les partis classiques ont élevé les « pseudo-diagnostics » des nationalistes au rang de vérités statistiques. Dès lors, ils ont affaibli leurs propres analyses. Mais surtout, ils ont laissé entendre que les initiants disent la vérité. Or, si les diagnostics de l’initiative sont justes et que par nature ses effets sont limités, son approbation devient légitime, voire nécessaire. « Aujourd’hui, tout le monde est d’accord pour dire que la libre circulation des personnes fait problème », concluent celles et ceux pour qui l’inquiétude suffit à justifier le oui.
En réalité, le droit d’initiative organise une confusion permanente entre débat de société et décision politique. Créatif, insolent, ouvert, le débat de société se nourrit de tous les discours et de toutes les émotions. Il mélange les expertises les plus pointues aux approximations les plus fantaisistes. Il suscite un bouillonnement, où chaque théorie, chaque digression, chaque anecdote ont leur juste place, puisqu’il s’agit de débattre sans crainte, ni retenue. A l’inverse, la décision politique écarte les passions, recherche le calme, convoque la bonne foi et la connaissance des dossiers pour élaborer la meilleure loi possible, au profit du bien commun. La démocratie directe laisse croire que ces deux plans se rejoignent forcément. Il n’en n’est rien. Parfois même, ils s’excluent.
Aujourd’hui, une avalanche de considérations sur l’immigration submerge la Suisse. Analyses économiques, bilans démographiques, rappels historiques, projections dans l’avenir, exégèses philosophiques, reportages en tout genre, les approches se multiplient. AVS, fiscalité, logement, transports, urbanisme, formation, sécurité, santé, environnement, emploi, pas un aspect de la vie qui ne soit éclairé par la problématique des flux migratoires. Ce vaste brainstorming collectif, où chacun agite ses savoirs et ses préjugés, peut réjouir. Mais favorise-t-il réellement la prise d’une bonne décision ?
Il est urgent de sortir du Café du commerce ou de la salle de cours, pour revenir aux articles rédigés par l’UDC. Il est impératif d’en expliciter la portée. Nous ne sommes pas en présence d’un dispositif modéré, postulant de vagues intentions. Au contraire, le texte stipule que « la Suisse gère de manière autonome l’immigration des étrangers », rendant inutile toute négociation avec nos partenaires. Sans échappatoire possible, il instaure des contingents et programme la fin de la libre circulation des personnes, y compris par voie d’ordonnance. Si une opération vérité sur le contenu de l’initiative n’est pas conduite avec la dernière énergie, la votation sera explosive. Dans les urnes, les Suisses exprimeront leur ressenti de questions sociétales, sans vouloir obligatoirement de rupture drastique. Et le 10 février, ils découvriront que de nouvelles dispositions constitutionnelles brisent leurs positions européennes et briment leur économie, ouvrant une décennie de régression et d’incertitude.
Le Parlement a élu le nouveau Président de la Confédération. On ne peut pas dire que l’affaire ait soulevé les passions. Elle aurait au moins pu entraîner un début de réflexion politique sur les orientations du Conseil fédéral. Mais la question des choix programmatiques de l’exécutif suisse ne peut jamais être posée, ni traitée.
Sept personnes issues de partis concurrents, additionnées sans négociations préalables, agissant sans contrat de législature, dépendant d’un parlement aux majorités variables, soumises de surcroît aux aléas des référendums et des initiatives populaires ne peuvent faire mieux que gérer leur Département, sans se fâcher avec les six autres.
Diamétralement opposé, le système allemand montre de manière exemplaire comment s’organise un régime de coalition basé sur de vraies négociations politiques, visibles, lisibles, respectueuses des citoyens. Au lendemain des élections, les partis gagnants se rencontrent, discutent, confrontent leurs idées et leur éventuelle capacité à gouverner ensemble. Et quand une coalition se met en place, elle est le fruit d’un accord, dont les grands axes sont connus, publiques, susceptibles même d’être validés par les militants.
En Suisse, quels que soient les joueurs et quelle que soit la mise, le jeu gouvernemental reste un casino politique. Parfois les affaires roulent, parfois elles périclitent, mais les résultats sont toujours aléatoires et les concepts invisibles.
C’est dans un tel contexte que Didier Burkhaler a déclaré : « ma femme est une chance pour la Suisse ». Insignifiante, cette remarque a pourtant fait la manchette d’un quotidien romand. Sans doute, les journalistes n’avaient-ils rien de plus substantiel à se mettre sous la plume. Ce qui n’est pas encore la faute des Conseillers fédéraux. En fait, l’actuel système de collège gouvernemental n’autorise pas de pensée dépassant sa vocation, à savoir la promotion soigneuse, prudente et consensuelle du vide programmatique.
Le temps est venu de nous demander ce que nous voulons. Nous sommes à la fois suisses et francophones, intégrés et périphériques. Une langue rassemble notre minorité, tout en nous séparant de la majorité alémanique. Cette frontière ne court pas sur le terrain de la communication, mais dans le terreau profond de la culture. La langue n’est pas un véhicule neutre de la pensée, mais la pulpe de l’esprit. Nos mots, nos phrases, nos explications du monde, nos approches des problèmes, nos mécanismes intellectuels ou nos affects nous inscrivent dans une grammaire et une histoire qui nous adossent à la France, sans affaiblir notre volonté d’être Suisses.
Ainsi, notre relation au pouvoir, nos conceptions de l’Etat ou de la démocratie, notre vision de l’extérieur, mais aussi nos perceptions du travail ou de la famille diffèrent de celles de nos compatriotes. Deux siècles de votations documentent ces spécificités culturelles, qui tantôt apparaissent de manière vive, tantôt se fondent dans d’autres clivages. De même, ces nuances colorent au quotidien la vie de nos partis et de nos associations. Chacun sait qu’au sein d’un groupe, si uni soit-il, Romands et Alémaniques ont régulièrement des approches différentes. Autrement dit, jamais nous ne serons des Alémaniques parlant le français, ni davantage des Français vivant en Suisse.
Notre culture doit-elle s’exprimer ? Voulons-nous que nos spécificités influencent la vie de la Confédération ? La dimension francophone a-t-elle un rôle à jouer, voire un devoir à remplir, dans un pays qui se revendique multiculturel ? Ces questions nous sont posées depuis la création de la Suisse moderne. En général, notre manière de les traiter est de ne pas y répondre. Nous préférons nous faufiler dans le système helvétique, plutôt que d’oser une parole dont l’affirmation risquerait de nous faire mesurer ses limites. De temps à autre, l’histoire nous oblige à sortir de notre réserve. Soudain, une injustice nous unit dans une protestation de minoritaires oubliés. Parfois, le destin de la Suisse révèle notre différence.
Aujourd’hui, que cela nous plaise ou non, la capacité de notre culture à s’exprimer est interrogée. La mise en vente du journal Le Temps dit combien l’expression d’une pensée francophone suisse est précaire. Il est parfaitement imaginable que la Suisse romande se réveille un jour avec un ou deux maigres journaux limités aux nouvelles locales et à quelques brefs communiqués surmontés d’une illustration. La disparition d’analyses de fond sur notre région, la perte d’une vision originale de l’actualité internationale, la fin de vrais débats d’idées, voilà les risques que nous courons. Nous devons réaliser que le Temps affronte un tournant existentiel, alors que L’Hebdo se bat avec des effectifs minimums et que les quotidiens cantonaux s’affaiblissent. Quant à l’édition de livres, elle ne survivrait pas sans aide
Certes, la RTS subsistera, quel que soit le destin de la presse. Mais la Radio et la Télévision ont des exigences techniques qui ne permettent pas les approfondissements de l’écrit. De plus, les médias de service public ont par nature des devoirs de proportionnalité et de neutralité qui limitent leur audace. Enfin, il ne peut exister de RTS vivante qu’aiguillonnée, défiée, entraînée par des journaux, des livres, des forums divers, crédibles et de qualité.
Acceptons-nous de devenir aphones, au moment précis où la Suisse doit réinventer son récit collectif ? Endormie dans un isolement superbe, la Confédération est réveillée par les mutations qu’elle voulait ignorer. De toutes parts, il lui est demandé de dire quel est son projet : rejoindre les régulations communes ou faire cavalier seul. Face à ce dilemme, voulons-nous faire entendre notre voix ? Comment participer aux débats, si personne ne nous demande notre avis ? Simultanément, les francophones ont besoin d’être informés sur la vie de leur région. Or la Suisse romande ne sera jamais un sujet ni pour Paris, ni pour Zurich. Qui parlera d’elle si elle perd peu à peu ses propres médias ? Qui restituera son existence à ses habitants ? Quelle est le devenir d’une culture sans écrits de qualité ?
Les difficultés du Temps nous apprennent que nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes. Au total, la Suisse romande compte moins d’habitants que l’aire urbaine de Lyon, sur un territoire qui ne représente pas le tiers de la région Rhône-Alpes. Pour des produits de communication, ce confetti constitue un petit marché qui ne séduit guère des investisseurs européens. Par ailleurs, un éditeur alémanique ne peut espérer faire des économies en imposant des synergies entre un titre zurichois ou bernois et son équivalent romand. Des approches journalistiques distinctes, ainsi que les attentes différentes du lectorat finiront toujours par faire échouer de telles stratégies. Pire, elles risquent de générer des coûts supplémentaires, en mobilisant des personnes au service d’une coordination au final inopérante. En matière culturelle, la liberté d’action est moins onéreuse que la planification artificielle.
Par conséquent, l’urgence est au rassemblement. Les Romands ont désormais la responsabilité d’imaginer une structure ayant pour objectif de ne pas laisser Le Temps mourir à petit feu, ni tomber dans des mains qui le réduiraient à une vague feuille financière, entrepreneuriale ou conservatrice. Elus, décideurs, investisseurs, intellectuels, citoyens, lecteurs pourraient constituer une plate-forme suffisamment forte pour lever les fonds utiles au projet. Toutefois, Fondation ou Coopérative, cette plate-forme n’a de chance de réussir qu’à deux conditions. D’une part, elle ne peut exister qu’avec une assise pluraliste, intégrant les forces vives de la région. D’autre part, elle n’a de sens que si elle mise sur une réflexion francophone de qualité, assumant son originalité dans le discours helvétique.
Chers concitoyens, la crise du Temps est aussi une opportunité. Voulons-nous la saisir ? Ou bien sommes-nous déjà résignés aux chuchotement fébriles et aux démarches obscures de ceux qui ne peuvent prendre directement la parole, parce qu’ils sont sans papiers ?