Devant ta tombe ouverte, laisse-moi te parler en ami. Le temps n’est plus aux vains discours, mais à la sincérité. La Suisse t’a exécuté le 26 mai 2021. Nos autorités ont décidé de t’enterrer en toute discrétion aujourd’hui. J’ai obtenu la permission de m’adresser à toi sans que nous soyons dérangés, et me voilà dans ce carré d’herbe qui a été choisi pour te donner une sépulture. Seul devant ton cercueil, je souhaite clore les différends que nous avions cru avoir et qui en réalité n’existaient pas. Moi, le Romand, l’Européen, autrement dit le mauvais Suisse, je tiens à te rendre hommage.
Qui a tué Guillaume Tell ? Une légende peut-elle mourir ? Comment pourrait renaître la liberté incarnée par le célèbre arbalétrier ? Quelle promesse se noue au bord de sa tombe ?
Chamboulées par le vote du 9 février, les relations de la Suisse avec l’Union européenne sont menacées de rupture. Impensable jusqu’à aujourd’hui, l’isolement de la Confédération est devenu un scénario plausible. Communément admise, l’idée que les crises avec nos voisins finissent toujours par se résoudre sans drame relève désormais de l’illusion. Saisissant contraste, alors que les Européens viennent d’élire leur Parlement dont les compétences n’ont cessé de s’accroître, les Suisses ont choisi de se confronter à l’Union en diminuant drastiquement leur propre marge de manœuvre.
Source du conflit, l’article 121a introduit dans la Constitution fédérale attaque le principe de la Libre circulation des personnes, socle des accords bilatéraux. En juin, le projet de loi d’application qui sera mis en consultation montrera sans doute que le contingentement des étrangers, frontaliers compris, n’est pas acceptable pour l’UE, ni d’ailleurs pour l’économie suisse. Dès lors, le dilemme sera simple. Faudra-t-il respecter la disposition constitutionnelle voulue par les citoyens au risque de l’isolement ou privilégier les traités européens en contournant la volonté populaire par des artifices juridiques ? Difficulté supplémentaire, cette question doit être tranchée dans les trois ans, faute de quoi les contingents seront introduits par voie d’ordonnance. Ultime pression, l’UDC a déjà indiqué qu’elle ne tolérerait aucune faiblesse dans la mise en œuvre de son initiative. C’est dans ce contexte particulièrement sombre que le Conseiller fédéral Didier Burkhalter a profilé l’idée d’un nouveau vote dans un délai de deux ans, seule manière de sortir d’une impasse qui paraît totale. Mais nul ne sait si ce calendrier est jouable, ni même si un scrutin européen dont le contenu reste à définir peut être gagné.
Maintes fois répétées, les analyses du Nomes étaient exactes. En particulier, la méconnaissance de l’UE et le mépris de son action se sont payés cash dans les urnes. Pourquoi les Suisses se seraient-ils souciés de leurs liens avec un projet présenté depuis des années comme dérisoire ? De plus, le double jeu consistant à dire oui aux accords européens pour mieux dire non à l’Europe a également pesé lourd. Par opportunisme, chaque étape dans l’intégration a été présentée comme le prix à payer pour ne pas devoir s’intégrer davantage, tandis que l’adhésion était disqualifiée. Dès lors, pourquoi maintenir une proximité avec un dispositif dont les autorités ont souhaité s’éloigner ? Dernière faute, l’élévation d’une somme d’accords bilatéraux sectoriels au rang de « voie royale », idéale et pérenne, a laissé croire qu’aucune attaque ne pouvait menacer cette « solution suisse ». Pourquoi les citoyens auraient-ils dû ménager un édifice certifié aussi solide qu’éternel ?
Aujourd’hui, l’inquiétude que suscite l’état du pays tient moins à la précarité de sa situation juridique qu’à la pauvreté de sa conscience européenne. Autrement dit, l’attentisme n’est plus de mise. Même un plan de sauvetage minimum exige un sursaut vigoureux. Pour le Nomes, ce renouveau passe par différentes priorités, établies lors des récents Etats Généraux Européens organisés à Berne. Tout d’abord, le Conseil fédéral doit sortir de sa réserve et tenir un langage de vérité, qui ne masque pas les risques de l’isolement et montre enfin l’importance et la valeur de l’UE pour la Suisse. Deuxièmement, dans l’esprit de la stratégie Burkhalter, une correction du dilemme généré par la décision du 9 février est inéluctable. Il appartient donc aux parlementaires fédéraux de préparer un nouveau vote populaire, qui permette à la Suisse de rebondir et dont les chances de succès ne soient pas affaiblies par diverses complexités, notamment institutionnelles. Simultanément, plutôt que de se demander comment bénéficier des contingents les plus élevés, les gouvernements des cantons inquiets pour leur économie seraient bien inspirés de se battre ouvertement pour rétablir la Libre circulation des personnes. Quant aux partis politiques, notamment de droite, ils ont l’obligation de mettre en évidence sans détour les chances de l’intégration européenne, s’ils ne souhaitent pas encaisser une nouvelle défaite face à l’UDC.
Naturellement, le réveil des acteurs politiques ne dispensera pas la société civile de se mobiliser. Dans la mesure de ses moyens, le Nomes intensifiera son action. Signal fort, près de quatre cents nouveaux membres ont rejoint spontanément ses rangs depuis le 9 février. Ce développement soudain montre une prise de conscience. Mais pour convaincre une opinion sous l’emprise d’un isolationnisme omniprésent, des moyens considérables doivent être déployés. Il est donc vital que l’économie apporte un soutien matériel aux mouvements qui s’engagent pour une Suisse ouverte, sans lesquels la prochaine votation européenne ne sera pas gagnée. Une dernière exigence concerne chacun. Les citoyens doivent réaliser que le vieux truc consistant à se positionner dans la construction européenne pour les avantages et dehors pour les inconvénients est terminé. Bientôt, la Suisse devra choisir entre rester un Etat tiers ou s’arrimer fortement à l’UE et, dans cette perspective, l’adhésion redevient une option crédible.
Au plan économique ou en matière scientifique, les Suisses savent se battre, avec efficacité et des résultats brillants. En politique, cultivant les compromis et niant souvent les réalités qui troublent leur quiétude, ils n’aiment pas affronter leurs divergences ni leurs démons. Or, pour sortir de l’impasse actuelle, une révolution culturelle en matière de politique européenne est nécessaire. Aucune solution miracle ne permettra d’éviter une nouvelle bataille sur le destin du pays. Certes, affronter dès aujourd’hui le conformisme nationaliste n’est guère alléchant, mais ce devoir reste infiniment plus agréable que celui de vivre durant une longue décennie dans un isolement stérile.
Même les plus optimistes l’admettent, rendre compatible l’article 121 introduit dans la Constitution le 9 février et la Libre circulation des personnes s’apparente à la quadrature du cercle.
Or la Libre circulation des personnes constitue le socle des traités bilatéraux conclus avec l’UE. La Suisse court donc le risque de perdre les accords qu’elle a elle-même demandés et de se retrouver dans un isolement complet.
Certes, les concessions faites à la Croatie ont permis de renouer le dialogue avec Bruxelles. Mais un périmètre de discussion ne constitue pas encore une solution.
Dans ce contexte, la conviction qu’il faudra organiser très bientôt un nouveau scrutin européen grandit. Revoter paraît donc inévitable. Mais sur quoi ? Telle est la véritable interrogation.
Aux dernières informations, le Conseil fédéral prévoit une nouvelle votation dans les deux ans. Elle devrait permettre de régler à la fois la problématique posée par l’article 121 et l’avenir bilatéral de la Suisse, sous la forme d’un accord cadre institutionnel.
S’il est juste de négocier sur les divers fronts simultanément, faut-il pour autant vouloir tout insérer dans un seul scrutin ? Les raisons de dire « non » ne seront-elles pas augmentées par l’ampleur de la démarche ? Le peuple et les cantons, qui ont fait un pas en arrière dans l’intégration européenne le 9 février, seront-ils prêts à faire soudain deux pas en avant?
En clair, la bonne stratégie ne serait-elle pas de corriger d’abords les effets du 9 février, avant de voir plus loin ? Evidemment, cela reviendrait à reconnaître que le peuple s’est laissé entraîner trop loin par l’UDC. Ce courage est-il réellement hors de portée du Conseil fédéral?
Dans tous les cas, il importe de s’interroger soigneusement sur la portée et la stratégie du prochain vote européen. Un plan de communication doit être établi dès aujourd’hui. Un discours fort sur l’importance de l’UE doit venir de Berne. Faute de quoi, un nouvel échec nous précipitera dans l’Alleingang.
Pour des raisons tactiques, le Conseil national a décidé de concrétiser l’initiative sur «le renvoi des criminels étrangers» sans se soucier de l’Etat de droit. Désireux d’éviter à tout prix une nouvelle votation sur ce thème, il a suivi à la lettre les recommandations de la seconde initiative UDC dite «de mise en œuvre». Il s’agit bien sûr d’empêcher les nationalistes de remporter une nouvelle victoire en criant au non respect de la volonté populaire.
Les élus se sont donc accommodés de la violation du «principe de proportionnalité». Et si le Conseil des Etats suit la Chambre du peuple, des dispositions contraires aux droits fondamentaux seront insérées dans la législation suisse.
Le principe de proportionnalité n’est pas un vague concept éthéré de juriste élitiste, mais un fondement du droit. Permettre qu’un délit mineur, comme la perception abusive de prestations sociales, déclenche une sanction majeure, telle que l’expulsion, constitue une régression ahurissante de la justice.
Inscrite dans la nuit des temps, la Loi du Talion proscrit déjà les jugements disproportionnés. «Œil pour œil, dent pour dent» dit cette règle qui apparaît dans le Code d’Hammurabi, dix-sept siècles avant Jésus-Christ. Progrès décisif dans l’exercice de la justice, la Loi du Talion introduit le principe de proportionnalité. Elle interdit que celui qui s’est fait voler trois moutons par son voisin tue ses fils en représailles.
Réalise-t-on que la Suisse de 2014 baigne dans un tel populisme que le droit pénal pourrait revenir trois mille ans en arrière ? Pas à pas, l’UDC nous fait quitter la voie de la civilisation, tout en nous poussant vers la pente de la barbarie.
«Cohésion nationale» répètent en boucle certains, comme si ces deux mots constituaient la formule magique susceptible d’effacer les conséquences désastreuses du oui à l’initiative UDC.
Aujourd’hui, le principal risque que court la Suisse est le camouflage de ses déchirements pour éviter la souffrance que procurerait une vision lucide de l’état politique et moral du pays.
Dans ce scénario d’une anesthésie générale des facultés citoyennes, les articles constitutionnels contre l’immigration sont discrètement désactivés, la complaisance de l’UE est achetée par des compensations financières, le choc du 9 février est banalisé pour devenir une décision acceptable.
Certes, un tel escamotage aurait un prix. Le niveau d’intégration européenne régresserait. L’économie s’essoufflerait, tandis que le nationalisme étendrait encore son emprise sur le pays. Mais une société malade est prête à payer très cher pour ne jamais affronter la réalité.
En fait, la Suisse n’a pas besoin de valium, mais de vérité. Elle doit accepter ses erreurs, ses divisions et ses dysfonctionnements. Elle doit réaliser que seul un vote correctif lui permettra de sortir du marécage dans lequel elle s’est enfoncée le 9 février 2014.
Quand une crise secoue un pays, l’omerta ne signifie pas le retour de la paix, mais le début de la perversité.
Convaincus d’habiter une sorte de «Lampedusa alpin», où des hordes d’immigrés accaparent leurs logements et leurs emplois, les Suisses ont choisi de restreindre la libre circulation des personnes. Persuadés que l’Union européenne leur doit le respect et qu’ils ne lui doivent rien, ils ont décidé de négliger ses principes, tout en voulant jouer sur son marché. Vu de l’extérieur, où chaque peuple se contenterait volontiers de la moitié des richesses helvétiques, la Suisse ressemble au paysan de La Fontaine qui tue la poule aux œufs d’or pour gagner davantage. «L’Avarice perd tout en voulant tout gagner», dit la fable. L’argent oui, les immigrés non, a pensé la Suisse en trucidant allègrement les accords bilatéraux. Une telle faute s’inscrira dans les annales de l’illusion collective. Elle stupéfie, tant elle relève du masochisme. Pourtant, elle était prévisible. Trois phénomènes la rendaient structurellement programmée.
Premièrement, le recours croissant à la démocratie directe discrédite toute autre forme de gouvernance et stimule d’autant le populisme. Par nature, le droit d’initiative offre une rampe de lancement idéale aux campagnes protestataires. Il permet la réduction du complexe au slogan. Il stimule l’émotion au détriment de l’analyse. Il offre une arme efficace contre l’Etat et ses institutions.
Or ce droit se déploie aujourd’hui dans des sociétés où la Toile et les nouvelles technologies ont créé une «démocratie d’opinion». Portées par des flux bouillonnants, l’information, l’indignation ou la rumeur gonflent et s’autoalimentent à grande vitesse. Noyée dans ce maelström où domine l’immédiat, la mémoire politique devient plus courte. Volatile et privée de repères, l’opinion s’affranchit des partis classiques. Dans ce nouveau contexte, lancer un thème provocant et recueillir des paraphes n’est plus un problème : les réseaux virtuels permettent de mobiliser indignés et signataires avec une facilité grandissante. De même, la probabilité d’acceptation est beaucoup plus élevée, tant les citoyens assimilent désormais une votation à un sondage, où ils peuvent donner un signal aux élus sans se soucier des conséquences.
En tout, vingt et une initiatives ont été acceptées par le peuple et les cantons. Il a fallu cent vingt ans pour que les dix premières soient engrangées, alors qu’onze ont passé la rampe dans les vingt dernières années. Et dans la dernière rafale, toutes posent des problèmes de mise en œuvre. Comme la «société de la communication» ne va pas disparaître, cette tendance n’a aucune raison de s’inverser. Cette prolifération d’initiatives, devenues instruments de marketing, stresse la société sans la faire avancer et répète les mêmes débats sans améliorer leur qualité.
Dès lors, pour rester dans le mouvement, les élus et les journalistes pratiquent souvent une sorte de «populisme préventif». On accepte les codes des incendiaires. On renonce aux idées au profit d’images simplettes. On valide des diagnostics erronés. On parle des «élites», de la «base», de la «classe politique» et du «pays réel», sans mesurer combien ces constructions mentales sont filles du populisme. Bref, on aggrave la spirale inflationniste en croyant la juguler. Autrement dit, depuis quelques années, la Suisse est entrée dans un régime incontrôlable de «démagogie directe».
Deuxième phénomène, la «concordance arithmétique», c’est-à-dire la présence de tous au pouvoir sans le moindre accord programmatique, génère une «irresponsabilité politique» générale. Une démocratie directe triomphante appelle un point de vue gouvernemental structuré. C’est de la dialectique entre ces deux pôles que peut résulter un projet sensé pour le pays. C’est la clarté sur les actes qui permet le jugement citoyen.
Or, à l’inverse, tout le monde est au pouvoir, dont rien n’est véritablement lisible. Personne n’est hors du jeu, capable de l’éclairer par une pensée décapante. Tous les grands partis sont au gouvernement et dans l’opposition, amis et ennemis suivant les sujets, disqualifiés à tour de rôle par des jeux tactiques à géométries variables auxquels l’opinion ne comprend rien. Ainsi, les nombreux talents que comporte la politique suisse sont comme des abeilles dans un bocal. Ils s’agitent et s’épuisent à la recherche de la meilleure trajectoire, sans savoir que le vrai problème est la vitre à laquelle ils se heurtent sans fin. Sans surprise, les citoyens se détournent de ce tourbillon en vase clos, sans finalité ni responsable.
Une démocratie structurellement populiste couplée à un pouvoir illisible constitue un cadre si pervers qu’il doit être considéré comme parfait. C’est le troisième phénomène : le système suisse n’est tolérable qu’en décrétant tous les autres inférieurs. Particularisme épuisant et mythifié, il ne se définit qu’a contrario. Du coup, un nationalisme endémique marque la vie politique. La démocratie suisse est un exemple. Elle est plus complète et plus aboutie que celles qui nous entourent. Elle est notre bien le plus précieux. Le monde entier nous l’envie. Elle appelle un infini respect de l’extérieur, qui doit prêter à ses décisions une qualité supérieure à celles prises dans leurs simples Républiques. Ces illusions nourrissent les jeunes suisses de l’école à l’université, avec une imprégnation culturelle dont on voit les conséquences.
Populisme, irresponsabilité et nationalisme, ces trois fléaux sont encouragés par un système en fait plus rustique que vertueux. Les institutions ont pour devoir d’assurer un cadre stable, même quand la société dysfonctionne. En Suisse, ce sont les institutions qui la déchirent et la conduisent au bord de l’abime. Le clash du 9 février 2014 illustre magnifiquement ce paradigme. Violer la volonté populaire ou nos engagements internationaux ? Cette équation sans solution est l’expression même de l’initiative vécue comme un droit sacré et sans limite. En réalité, la victoire de l’UDC n’a pas seulement ouvert une crise majeure, elle a aussi acté la faillite du modèle suisse.
Demain, les forces vives du pays doivent se rassembler pour reconstruire l’idée européenne. Simultanément, un débat sur la démocratie directe et les institutions s’impose. Si ce double sursaut ne se manifeste pas, si aucune réforme n’est envisagée, alors les scrutins qui braquent un pistolet sur la tempe du bien commun se répéteront, avec de nouveaux accidents. La Suisse se marginalisera, perdra son attrait et ses atouts, pour s’enfoncer peu à peu dans les difficultés économiques et la paranoïa. Et dans vingt ans, isolée, anémiée, défaite, elle demandera son adhésion à l’Union européenne. Ce sera une reddition, sans gloire et sans condition. L’histoire aura présenté sa note. Celle qu’elle réserve aux bourgades arrogantes, dont la richesse masque trop longtemps le refus de se mettre en question.