Devant ta tombe ouverte, laisse-moi te parler en ami. Le temps n’est plus aux vains discours, mais à la sincérité. La Suisse t’a exécuté le 26 mai 2021. Nos autorités ont décidé de t’enterrer en toute discrétion aujourd’hui. J’ai obtenu la permission de m’adresser à toi sans que nous soyons dérangés, et me voilà dans ce carré d’herbe qui a été choisi pour te donner une sépulture. Seul devant ton cercueil, je souhaite clore les différends que nous avions cru avoir et qui en réalité n’existaient pas. Moi, le Romand, l’Européen, autrement dit le mauvais Suisse, je tiens à te rendre hommage.
Qui a tué Guillaume Tell ? Une légende peut-elle mourir ? Comment pourrait renaître la liberté incarnée par le célèbre arbalétrier ? Quelle promesse se noue au bord de sa tombe ?
Assez. Cela suffit. La raison chancelle. La folie devient générale. Il faut revenir sur terre. Le populisme ruine la politique suisse. La complaisance qui l’absout ravage les esprits. Une démocratie directe sacralisée menace désormais la démocratie.
Certains Conseillers fédéraux ont osé dire en termes clairs ce qu’ils pensent de l’initiative Ecopop. Aussitôt les hurlements se sont déchainés. Sacrilège ! Démission ! On insulte les initiants ! Cent mille personnes ont signé ce texte, preuve qu’il est sensé ! Le Conseil fédéral doit rester à sa place, qui est de laisser le peuple se faire sa propre opinion ! Face à un tel aveuglement, il convient de rétablir quelques faits.
Oui, une initiative populaire peut être sotte, inutile, nuisible, haineuse, brutale, machiste, xénophobe, raciste, intolérable au plan éthique, dangereuse pour la démocratie. C’est son droit le plus strict. Rien dans la Constitution ne limite son champ d’action. Ni la bêtise, ni la méchanceté ne lui sont interdites.
Non, ce n’est pas parce qu’une proposition a réuni cent mille paraphes qu’elle devient subitement vertueuse. Si le nombre suffisait à créer la sagesse, alors les guerres n’existeraient pas, ni l’injustice, ni la misère. Il faut être d’une mauvaise foi totale pour faire semblant de croire qu’une idée est toujours respectable quand un collectif la soutient. D’autant plus que le nombre de signatures requises ne représente en réalité qu’un 1,9% des votants et 1,3% des habitants.
Non, les initiatives ne sont pas obligatoirement les émanations d’un « peuple pur et innocent », contraint de les multiplier pour interpeller des « élites » qui l’ignorent. La plupart d’entre elles proviennent des partis, de leurs dirigeants ou de leurs éléments les plus profilés. C’est-à-dire précisément des « élites », qui les utilisent souvent à des fins de marketing. Et celles qui naissent hors du microcosme politique sont portées par des groupes composés d’activistes ou d’experts très éloignés de Monsieur et Madame Tout-le-monde. Ecopop se flatte d’ailleurs d’être un aréopage de scientifiques et de professeurs.
Non, tous les débats ne sont pas féconds, sources d’une meilleure compréhension entre les habitants. Stresser en permanence une société par des propositions agressives ou discriminatoires finit par créer un climat anxiogène, où rien n’est jamais sûr, pas même le droit de vivre en paix.
Oui, le Conseil fédéral a le droit de dire sans détour ce qu’il pense d’une initiative. C’est même son devoir. Qui doit alerter les citoyens en cas de danger, si ce n’est l’organe qui est en responsabilité du pays ?
Non, la démocratie directe n’implique pas un gouvernement faible, mais, au contraire, une équipe forte. Pour équilibrer les différents pouvoirs qui structurent la Suisse, il importe que l’exécutif tienne pleinement son rôle et ne craigne pas de s’exprimer. C’est nécessaire pour que les citoyens puissent se prononcer en connaissance de cause lors des votations.
Certes, le droit d’initiative constitue un instrument précieux. Mais il n’est pas sacré. Il comporte aussi des défauts, non négligeables, et des risques, qu’il convient de ne pas sous-estimer. Rappeler une telle évidence n’est pas un blasphème.
Or, aujourd’hui, les initiatives populaires sont parées de vertus quasi religieuses. Elles sont protégées par un voile de certitudes mythiques, qui interdit le moindre regard critique sur leurs fonctionnements et leurs effets. Il est temps de le dire : cette « mythocratie » constitue le vrai danger qui fragilise l’avenir de la Suisse.
Pour la Suisse, la mise en œuvre de l’article 121a) inscrit dans la Constitution fédérale le 9 février 2014 s’avéra complexe. Rapidement, il apparut que les appels faits aux entreprises pour qu’elles diminuent spontanément la dépendance du pays à l’immigration restaient inefficaces.
Dans un premier temps, les Autorités voulurent permettre aux requérants d’asile de chercher un emploi. Puis, elles proposèrent de naturaliser les travailleurs européens déjà sur place. Mais les nationalistes dénoncèrent aussitôt ces subterfuges, qui bafouaient la volonté du peuple de voir le sol helvétique délesté de la surcharge étrangère.
Les meilleurs cerveaux durent phosphorer, pour trouver des mesures capables de mobiliser les forces intérieures. On se souvint alors d’expériences historiques, qui avaient donné de bons résultats. Le Service du Travail Obligatoire (STO) fut créé, avec l’objectif principal d’insérer un maximum de femmes sur le marché du travail.
Cette démarche permit d’effectuer d’intéressantes découvertes sociologiques. On s’aperçut que, délaissant les besoins de l’économie, beaucoup de femmes s’occupaient encore de leurs enfants ou de leurs parents. D’autres s’adonnaient au bénévolat et perdaient un temps considérable dans d’improbables associations caritatives ou culturelles. Il existait même une proportion insoupçonnée d’épouses aux maris bien rétribués, dont l’activité se résumait à la fréquentation des galeries marchandes et des tea-rooms.
Le Carnet journalier que les femmes reçurent désormais à leur majorité vint mettre un terme à ce gaspillage. Devoir justifier leur emploi du temps les conduisit naturellement à l’optimiser. En tout cas, la plupart d’entre elles s’acquittèrent de leur quota d’heures productives, sans que l’Etat dusse user de mesures coercitives. Hélas, ce nouvel élan des Suissesses se révéla insuffisant.
Le STO se tourna alors vers les étudiants, qui offraient un vaste gisement d’inactifs. Durant leurs vacances, ils furent requis par l’agriculture. Dans les champs ou sur les talus des montagnes, ces futures élites de la nation gagnèrent le goût de l’effort, une bonne santé et ce vrai pragmatisme suisse qui ne s’acquiert jamais à l’Université, mais à l’établi ou sur un tracteur.
Les jeunes retraités furent également mis à contribution. Ceux qui gardaient la main sûre furent aiguillés vers la restauration. Certes, il ne fut guère possible d’éviter les cafés renversés et les assiettes cassées. Mais, pour des clients compréhensifs, ce désagrément fut largement compensé par le plaisir d’être servis par des compatriotes. Quant aux transports publics, ils bénéficièrent des aînés dont la vue était encore bonne. On vit ainsi certains bus se distinguer du trafic par leur allure cahotante, attestant qu’un grand-père encore vaillant ou une grand-mère courageuse prenait sa part méritante dans le combat contre l’immigration.
Simultanément, le STO diligenta une mission à Cuba, chargée d’étudier son système de santé. Celle-ci revint au pays avec de précieuses informations, permettant de former une noria de médecins dans un temps record et à moindre frais.
Naturellement, la mise sur pied de ces politiques généra quelques tracas administratifs. Ce fut toutefois l’occasion de réaffecter des cohortes de fonctionnaires aux tâches incertaines, vers des travaux réellement productifs.
Etonnamment, cette abnégation collective ne gâcha pas les humeurs, mais affermit les caractères. Les Suisses pouvaient afficher ouvertement leur ambition: être riches sans devoir partager. Seule ombre au tableau, les Romands confirmèrent leurs tendances naturelles à jouer les mauvais patriotes. Dans une proportion nettement supérieure à la moyenne nationale, ils usèrent de multiples stratagèmes pour ne pas remplir leurs devoirs.
Quoi qu’il en soit, après quelques années d’efforts civiques, le grand jour arriva. Poursuivant une décrue régulière, l’immigration était enfin voisine de zéro. Le Conseil fédéral salua cette réussite, en parlant de « cohésion nationale retrouvée ».
En effet, l’essentiel était sauf. Il n’avait pas été nécessaire de faire revoter les citoyens pour clarifier la décision du 9 février, ni même de leur expliquer qu’ils s’étaient peut-être trompés. De même, il n’avait pas fallu combattre les nationalistes, ni même dénoncer leur paranoïa. Mieux, la notion, dangereuse, de Libre circulation des personnes et celle, discourtoise, de contingents avaient pu être ôtées des esprits, puisque les étrangers ne se bousculaient plus aux frontières d’une Suisse qui n’avait plus besoin de main d’œuvre. Quant à la question européenne, elle pouvait être laissée en déshérence : aucun pas, ni en avant, ni en arrière, n’était plus nécessaire.
Une telle harmonie méritait célébration ! Une abondance de communiqués et plusieurs émissions de télévisions marquèrent la fin de la dépendance suisse de l’immigration. Cette euphorie fit passer au second plan une nouvelle pourtant intéressante. Réunis pour une fois dans une solidarité qui tranchait avec leurs habituelles rivalités fiscales, les cantons lançaient une promotion économique commune aux moyens considérables, dans le but de faire revenir à tout prix les entreprises qui avaient quitté le pays.
Enfant, ma première image de la Suisse fut celle d’un puzzle à quatre couleurs, chacune représentant une langue différente. Très tôt, j’ai appris que ma patrie était le pays où l’on parle l’allemand, le français, l’italien et le romanche, comme le montraient les inscriptions figurant sur les passeports des adultes. Expérience initiatrice, j’ai été emmené à Berne par mes parents, pour y prononcer mes premiers mots d’allemand. Je me souviens très bien de ma fierté d’être devenu un vrai Suisse, puisqu’on m’avait répondu dans cette langue, probablement attendri par le petit charabia que j’avais bravement articulé. Plus tard, j’ai toujours ressenti comme un privilège le fait de pouvoir vivre à cheval sur plusieurs cultures, comme si j’étais assis sur le toit de l’Europe. Aujourd’hui, sans aucun doute, cette fascinante diversité me séduit et m’attache à la Suisse. Autrement dit, mon appartenance au pays tient à l’intégration dans ma conscience patriotique de différentes cultures, qui elles aussi acceptent et défendent la mienne.
C’est très exactement ce principe de la « nation de la volonté », qu’attaque le Parlement thurgovien en renonçant à l’apprentissage précoce du français. Au delà du débat pédagogique, qui trouvera autant d’experts pour dire une chose que son contraire, il existe une question de portée existentielle. Voulons-nous maintenir en vie l’alliance fédérale ou laisser les liens entre citoyens se distendre et le destin commun se défaire ? La cohésion nationale, puisque c’est bien de cela qu’il s’agit, repose sur l’acceptation et la connaissance de nos différences. Ce sont elles qui nous lient, elles qui nous rendent plus forts et plus vastes. Aucune monoculture, qu’elle soit la domination brutale des uns sur les autres ou la dilution craintive de nos singularités dans une uniformité mensongère, ne peut assurer le succès de notre aventure commune.
Or, cette connaissance réciproque exige la découverte rapide des langues nationales, expressions charnelles des cultures. Car la langue n’est pas un simple vecteur de communication. C’est la pulpe de l’esprit, la peau de la littérature, le territoire qu’une conscience habite. Elle est mémoire, idée, vision. S’exprimer en allemand, en français, en italien, en arabe ou en russe produit des effets majeurs sur les contenus transmis. Entrer dans la langue d’autrui, c’est s’installer dans sa maison, revêtir ses habits, chausser ses lunettes. Jamais l’anglais n’offrira aux Confédérés cette compréhension de la pensée voisine qui naît au fur et à mesure que l’on prononce ses mots.
Par conséquent, le débat sur l’enseignement des langues nationales ne relève pas que d’enjeux linguistiques ou pédagogiques, mais aussi d’une forme d’éducation civique et culturelle, servant à terme une démocratie vivante. De la même manière qu’il s’approprie son pays en dessinant son contour, le petit enfant découvre sa nature en prononçant ses musiques. Pourquoi l’écolier suisse n’aurait-il pas du plaisir et de la fierté à pouvoir dire quelques phrases l’unissant à ses compatriotes ? Pourquoi une sensibilisation précoce ne pourrait-elle pas être considérée comme un premier voyage ludique à travers nos régions ? Ces interrogations montrent que nous sommes autant dans une problématique « d’apprentissage de la Suisse » que d’une langue quelconque. Sans surprise, cette dimension existentielle est occultée par les adversaires du français précoce. Ainsi, dans l’édition de 24 Heures du 21 août, Verena Herzog, conseillère nationale UDC, tombe le masque. « Seule une minorité des Suisses allemands auront besoin du français dans leur vie professionnelle », affirme l’élue thurgovienne. Cette déclaration réduit une langue nationale et européenne à un pauvre utilitarisme économique. La Suisse romande n’est pas un enjeu pour le développement d’une belle carrière, donc elle n’existe pas. En s’inspirant de cette approche, il serait possible de prétendre stupidement que les dialectes alémaniques doivent être oubliés, puisqu’ils ne servent à rien à l’échelle de l’Europe ou du monde et que, de surcroît, ils ne donnent accès à aucune littérature.
Dans ce combat pour disqualifier le français, l’UDC est en première ligne. On pourrait s’étonner que ce parti aux accents identitaires fasse si peu cas de l’identité suisse, qui reste par définition multiculturelle. On méconnaîtrait ainsi sa nature, pourtant transparente. En fait, l’UDC ne doit pas être appréhendée comme un parti classique, mais bien comme un « mouvement populiste », inféodé à Christoph Blocher, qui instrumentalise les citoyens, dévoie la démocratie directe et détruit la Suisse en prétendant la sauver par un nationalisme pur et dur. Une telle croisade n’a que faire d’une minorité francophone, encore rebelle à un isolement complet. Une telle exaltation nationaliste ne peut que vouloir éradiquer la diversité, au profit d’une monoculture alpine et alémanique. Aujourd’hui, pour certains, le français ne représente plus qu’un mauvais bavardage, pratiqué par de mauvais patriotes.
Le débat sur les langues illustre la perte de ce qui fit l’attrait et le succès de la Suisse. La tolérance, la curiosité, l’ouverture aux autres, le cosmopolitisme, le mélange des courants de pensée s’effacent au profit d’un repli narcissique sur quelques fantasmes étriqués. Certes, enseigner les langues nationales en primaire exige un effort collectif, une intention politique, la conviction que l’éducation constitue un acte de civilisation, qui dépasse largement le simple investissement économique. Mais la « nation de la volonté » survivra-t-elle, si elle s’abandonne à la « volonté nationaliste » de ses populistes ? Cette question brûlante n’est plus théorique. Nous devons la trancher. Courageusement.
Un populiste agit dans la vie politique comme un pervers narcissique dans la vie familiale. Il séduit, manipule, asservit, puis détruit son entourage. Son insatiable appétit du pouvoir le conduit à une surenchère permanente qui met en danger son œuvre. Son amour sans condition de sa propre personne lui fait préférer voir son parti s’écrouler à la moindre remise en question. Christoph Blocher est un leader populiste classique. Depuis toujours, il reproduit les sept attitudes caractéristiques de ce type d’acteur politique.
La première est le messianisme : le leader est mandaté par des forces supérieures ; il est en croisade ; ainsi, Christoph Blocher est sur terre pour sauver la Suisse de l’Europe. La deuxième est une approche putschiste du champ politique : pour remplir sa mission, le populiste a le droit de renverser la table ; tout lui est permis ; ignorant les lois ou ses collègues, Christoph Blocher s’est régulièrement affranchi des règles qui découlaient de ses mandats. Essentielle, la troisième attitude consiste à déifier le peuple : victime du système, opprimé par les élites, le peuple omniscient est sacré ; c’est pour lui que la mission est conduite ; naturellement, seuls les partisans du leader le constituent et, pour les blochériens, ceux qui votent mal n’en font pas partie. Vient ensuite l’attaque des institutions : elles sont nuisibles et les élus qui les défendent pourris ; elles sont l’obstacle qui empêche le lien direct et pur entre le Chef et sa base ; jamais Christoph Blocher n’a manqué de montrer son rejet des institutions, qu’elles soient suisses ou internationales. Violente, la cinquième tactique est la désignation de boucs émissaires : si le populiste est contraint de sauver le pays, c’est qu’il existe des parasites qui le menacent ; toutes les victoires de l’UDC ont été obtenues en nommant des coupables, tour à tour les étrangers, les musulmans, les demandeurs d’asile ou les travailleurs européens. Efficace, la sixième recette mise sur la goguenardise : le leader emmène ses troupes au cabaret ; rien ne mérite le respect sauf le Chef et ses idées ; évacuant la raison par la dérision, Christoph Blocher a toujours amusé les salles. Enfin, insensée mais libératoire pour qui la pratique, la septième attitude est l’irresponsabilité : le populiste allume les incendies qu'il prétend éteindre, puis regarde paisiblement la société lutter contre les flammes ; sans vergogne, Christophe Blocher quitte le Parlement au moment où celui-ci va devoir réparer les dégâts dus au 9 février, en fustigeant de surcroît les élus de ne pas savoir éviter les conséquences néfastes de sa propre initiative.
La somme de ces comportements est d’une force inouïe. Certains extrémistes en font une méthode qui réduit à néant le débat politique ; d’autres les pratiquent à l’instinct ou sans même le savoir. Comme le pervers narcissique, le populiste peut-être sincère ; il n’en est pas moins dangereux. Le pays qui ne lui résiste pas se prépare des jours sombres. La Suisse a voulu s’accommoder du populisme, en espérant qu’il se dilue dans des compromis successifs et que ses invectives finissent par lasser les citoyens. Le bilan de cette complaisance est sévère. Le régime de concordance a été réduit à une farce, qui rend absurde la participation de l’UDC au Conseil fédéral. Le droit d’initiative est devenu une arme pour attaquer les étrangers ou les traités internationaux. Les relations avec l’Union européenne ont été sabotées par un article constitutionnel qui menace les accords demandés par la Suisse elle-même. A l’extérieur, la Confédération exaspère ses voisins et enthousiasme les blocs identitaires. A l’intérieur, les fantasmes populistes ont créé un climat paranoïaque.
Aujourd’hui, le blochérisme entre dans sa dernière phase. Il aurait pu se satisfaire d’avoir stoppé l’intégration européenne de la Suisse et freiné l’immigration. Mais il veut l’isolement complet du pays. Comme le pervers narcissique, le populiste trouve son énergie vitale dans la contemplation des ruines qu’il provoque ; son angoisse intérieure n’est compensée que par la radicalisation permanente de sa démarche ; son esprit ne s’apaise que par la mort des situations ou des personnes qu’il rend responsables de ses tourments. En créant le comité « contre une adhésion rampante à l’UE », Christophe Blocher ne s’attaque pas seulement à la Suisse, mais aussi à l’aile économique de l’UDC. Ses positions ne laissent en effet plus aucune chance à la moindre intégration européenne, même celle ardemment désirée par les entreprises. A son avis, le peuple suisse a dit non à la Libre circulation des personnes ; et si cette rupture entraîne celle des accords bilatéraux, il faut l’accepter ; d’autant plus que ces traités ne sont pas indispensables, la Suisse pouvant parfaitement se contenter de l’accord de libre-échange conclu en 1972.
Le danger de cette radicalisation est aussitôt apparu à Peter Spühler, ancien conseiller national UDC et patron de Stadler Rail. Il a incité de manière ferme son parti à défendre des accords vitaux pour l’économie. D’autres élus de son courant partagent son inquiétude. Que fera l’UDC de cette nouvelle équation ? Suivra-t-elle son leader charismatique dans l’Alleingang ? Ou bien se divisera-t-elle ? Et, quel que soit son choix, dans quel état sortira-t-elle de cette épreuve ? Prisonnier de sa pathologie, Christoph Blocher conduit un combat ultime et total, qui doit le laisser seul vainqueur, tout en précipitant son pays et son parti dans l’abîme.
Les sept articulations de la mécanique populiste forment une machine bien huilée, qui se légitime de ses propres excès, chaque fois qu’elle dévore une nouvelle portion de l’espace que la naïveté lui concède. Il n’est pas possible de nuancer son fonctionnement, ni de composer avec elle, ni d’infléchir sa trajectoire. Il faut l’affronter, sur le terrain de l’action politique et de ses conséquences. Au moment où certains aimeraient trouver une interprétation de l’article adopté le 9 février qui préserve le statu quo, sans faire de vague avec Bruxelles ni avec les citoyens, il convient de rappeler que cette tactique ferait le bonheur des blochériens. Le répit serait de courte durée, avant que le viol de la volonté populaire ne légitime une initiative appliquant la précédente de manière plus drastique encore. En fait, la Suisse et même l’UDC abordent l’instant de vérité : celui où il faut choisir son camp et ses armes. La pulsion destructrice du populisme n’est pas arrêtée par un traitement juridique, elle est stoppée quand les citoyens se réveillent, ouvrent les yeux et refusent avec force de s’y inféoder. Autrement dit, une nouvelle bataille sur la Libre circulation des personnes est inévitable. Ne pas oser le dire ni s’y préparer, c’est la perdre sans même l’avoir livrée.
La mise en œuvre de l’article 121a de la Constitution adopté le 9 février 2014 devient tragicomique.
La quadrature du cercle consistant à tenter d’appliquer soigneusement l’initiative contre l’immigration de masse, sans détruire la Libre circulation des personnes, ni fragiliser les accords bilatéraux, génère une foule de contradictions.
Ainsi, tout en rêvant d’éviter ses conséquences, le Conseil fédéral met en œuvre de manière stricte la décision du peuple, dont la volonté n’est pas clairement établie, sous la pression de l’UDC, qui critique ce respect de son texte, parce qu’elle y voit une stratégie pour organiser un vote correcteur, alors qu’elle s’accommoderait parfaitement d’une violation de ses propres revendications, qui lui permettrait de lancer une nouvelle initiative, dont les conséquences ne lui importeraient pas davantage.
Peut-on imaginer situation plus absurde ? Chacun semble faire le contraire de ce qu’il souhaite, dans l’espoir que son action échoue, pour que s’ouvrent de nouvelles marges de manœuvre.
On pourrait en rire. Ou croire à des dérives juridiques ou politiciennes. En réalité, la confusion démocratique est à son comble, parce que le fonctionnement même de la démocratie directe est devenu illisible. Tant que les initiatives restaient rares et leur victoire rarissime, aucune question ne se posait. Dans la démocratie d’opinion qui voit les approbations se multiplier, comme autant de sondages sans grande importance, certaines interrogations sont devenues incontournables.
Est-il possible de soumettre aux citoyens des articles dont même leurs auteurs ne parviennent pas à définir la portée ? Est-il concevable de chambouler la Constitution au terme de débats de société souvent sans rapport avec les effets des dispositions discutées ? Est-il sage de mettre en danger nos accords internationaux comme s’ils ne dépendaient que de nous ?
Autrement dit, peut-on produire des normes constitutionnelles pertinentes en les soumettant à une commission de rédaction qui comporte des millions de membres et ne peut dire que oui ou non au texte proposé, sans pouvoir l’amender, même s’il comporte des risques évidents, et ceci au terme d’un seul débat ?
S’agissant du droit d’initiative, la Suisse, qui aime tant donner des leçons de démocratie, gagnerait à retourner en apprentissage.