Assez. Cela suffit. La raison chancelle. La folie devient générale. Il faut revenir sur terre. Le populisme ruine la politique suisse. La complaisance qui l’absout ravage les esprits. Une démocratie directe sacralisée menace désormais la démocratie.
Certains Conseillers fédéraux ont osé dire en termes clairs ce qu’ils pensent de l’initiative Ecopop. Aussitôt les hurlements se sont déchainés. Sacrilège ! Démission ! On insulte les initiants ! Cent mille personnes ont signé ce texte, preuve qu’il est sensé ! Le Conseil fédéral doit rester à sa place, qui est de laisser le peuple se faire sa propre opinion ! Face à un tel aveuglement, il convient de rétablir quelques faits.
Oui, une initiative populaire peut être sotte, inutile, nuisible, haineuse, brutale, machiste, xénophobe, raciste, intolérable au plan éthique, dangereuse pour la démocratie. C’est son droit le plus strict. Rien dans la Constitution ne limite son champ d’action. Ni la bêtise, ni la méchanceté ne lui sont interdites.
Non, ce n’est pas parce qu’une proposition a réuni cent mille paraphes qu’elle devient subitement vertueuse. Si le nombre suffisait à créer la sagesse, alors les guerres n’existeraient pas, ni l’injustice, ni la misère. Il faut être d’une mauvaise foi totale pour faire semblant de croire qu’une idée est toujours respectable quand un collectif la soutient. D’autant plus que le nombre de signatures requises ne représente en réalité qu’un 1,9% des votants et 1,3% des habitants.
Non, les initiatives ne sont pas obligatoirement les émanations d’un « peuple pur et innocent », contraint de les multiplier pour interpeller des « élites » qui l’ignorent. La plupart d’entre elles proviennent des partis, de leurs dirigeants ou de leurs éléments les plus profilés. C’est-à-dire précisément des « élites », qui les utilisent souvent à des fins de marketing. Et celles qui naissent hors du microcosme politique sont portées par des groupes composés d’activistes ou d’experts très éloignés de Monsieur et Madame Tout-le-monde. Ecopop se flatte d’ailleurs d’être un aréopage de scientifiques et de professeurs.
Non, tous les débats ne sont pas féconds, sources d’une meilleure compréhension entre les habitants. Stresser en permanence une société par des propositions agressives ou discriminatoires finit par créer un climat anxiogène, où rien n’est jamais sûr, pas même le droit de vivre en paix.
Oui, le Conseil fédéral a le droit de dire sans détour ce qu’il pense d’une initiative. C’est même son devoir. Qui doit alerter les citoyens en cas de danger, si ce n’est l’organe qui est en responsabilité du pays ?
Non, la démocratie directe n’implique pas un gouvernement faible, mais, au contraire, une équipe forte. Pour équilibrer les différents pouvoirs qui structurent la Suisse, il importe que l’exécutif tienne pleinement son rôle et ne craigne pas de s’exprimer. C’est nécessaire pour que les citoyens puissent se prononcer en connaissance de cause lors des votations.
Certes, le droit d’initiative constitue un instrument précieux. Mais il n’est pas sacré. Il comporte aussi des défauts, non négligeables, et des risques, qu’il convient de ne pas sous-estimer. Rappeler une telle évidence n’est pas un blasphème.
Or, aujourd’hui, les initiatives populaires sont parées de vertus quasi religieuses. Elles sont protégées par un voile de certitudes mythiques, qui interdit le moindre regard critique sur leurs fonctionnements et leurs effets. Il est temps de le dire : cette « mythocratie » constitue le vrai danger qui fragilise l’avenir de la Suisse.
Pour la Suisse, la mise en œuvre de l’article 121a) inscrit dans la Constitution fédérale le 9 février 2014 s’avéra complexe. Rapidement, il apparut que les appels faits aux entreprises pour qu’elles diminuent spontanément la dépendance du pays à l’immigration restaient inefficaces.
Dans un premier temps, les Autorités voulurent permettre aux requérants d’asile de chercher un emploi. Puis, elles proposèrent de naturaliser les travailleurs européens déjà sur place. Mais les nationalistes dénoncèrent aussitôt ces subterfuges, qui bafouaient la volonté du peuple de voir le sol helvétique délesté de la surcharge étrangère.
Les meilleurs cerveaux durent phosphorer, pour trouver des mesures capables de mobiliser les forces intérieures. On se souvint alors d’expériences historiques, qui avaient donné de bons résultats. Le Service du Travail Obligatoire (STO) fut créé, avec l’objectif principal d’insérer un maximum de femmes sur le marché du travail.
Cette démarche permit d’effectuer d’intéressantes découvertes sociologiques. On s’aperçut que, délaissant les besoins de l’économie, beaucoup de femmes s’occupaient encore de leurs enfants ou de leurs parents. D’autres s’adonnaient au bénévolat et perdaient un temps considérable dans d’improbables associations caritatives ou culturelles. Il existait même une proportion insoupçonnée d’épouses aux maris bien rétribués, dont l’activité se résumait à la fréquentation des galeries marchandes et des tea-rooms.
Le Carnet journalier que les femmes reçurent désormais à leur majorité vint mettre un terme à ce gaspillage. Devoir justifier leur emploi du temps les conduisit naturellement à l’optimiser. En tout cas, la plupart d’entre elles s’acquittèrent de leur quota d’heures productives, sans que l’Etat dusse user de mesures coercitives. Hélas, ce nouvel élan des Suissesses se révéla insuffisant.
Le STO se tourna alors vers les étudiants, qui offraient un vaste gisement d’inactifs. Durant leurs vacances, ils furent requis par l’agriculture. Dans les champs ou sur les talus des montagnes, ces futures élites de la nation gagnèrent le goût de l’effort, une bonne santé et ce vrai pragmatisme suisse qui ne s’acquiert jamais à l’Université, mais à l’établi ou sur un tracteur.
Les jeunes retraités furent également mis à contribution. Ceux qui gardaient la main sûre furent aiguillés vers la restauration. Certes, il ne fut guère possible d’éviter les cafés renversés et les assiettes cassées. Mais, pour des clients compréhensifs, ce désagrément fut largement compensé par le plaisir d’être servis par des compatriotes. Quant aux transports publics, ils bénéficièrent des aînés dont la vue était encore bonne. On vit ainsi certains bus se distinguer du trafic par leur allure cahotante, attestant qu’un grand-père encore vaillant ou une grand-mère courageuse prenait sa part méritante dans le combat contre l’immigration.
Simultanément, le STO diligenta une mission à Cuba, chargée d’étudier son système de santé. Celle-ci revint au pays avec de précieuses informations, permettant de former une noria de médecins dans un temps record et à moindre frais.
Naturellement, la mise sur pied de ces politiques généra quelques tracas administratifs. Ce fut toutefois l’occasion de réaffecter des cohortes de fonctionnaires aux tâches incertaines, vers des travaux réellement productifs.
Etonnamment, cette abnégation collective ne gâcha pas les humeurs, mais affermit les caractères. Les Suisses pouvaient afficher ouvertement leur ambition: être riches sans devoir partager. Seule ombre au tableau, les Romands confirmèrent leurs tendances naturelles à jouer les mauvais patriotes. Dans une proportion nettement supérieure à la moyenne nationale, ils usèrent de multiples stratagèmes pour ne pas remplir leurs devoirs.
Quoi qu’il en soit, après quelques années d’efforts civiques, le grand jour arriva. Poursuivant une décrue régulière, l’immigration était enfin voisine de zéro. Le Conseil fédéral salua cette réussite, en parlant de « cohésion nationale retrouvée ».
En effet, l’essentiel était sauf. Il n’avait pas été nécessaire de faire revoter les citoyens pour clarifier la décision du 9 février, ni même de leur expliquer qu’ils s’étaient peut-être trompés. De même, il n’avait pas fallu combattre les nationalistes, ni même dénoncer leur paranoïa. Mieux, la notion, dangereuse, de Libre circulation des personnes et celle, discourtoise, de contingents avaient pu être ôtées des esprits, puisque les étrangers ne se bousculaient plus aux frontières d’une Suisse qui n’avait plus besoin de main d’œuvre. Quant à la question européenne, elle pouvait être laissée en déshérence : aucun pas, ni en avant, ni en arrière, n’était plus nécessaire.
Une telle harmonie méritait célébration ! Une abondance de communiqués et plusieurs émissions de télévisions marquèrent la fin de la dépendance suisse de l’immigration. Cette euphorie fit passer au second plan une nouvelle pourtant intéressante. Réunis pour une fois dans une solidarité qui tranchait avec leurs habituelles rivalités fiscales, les cantons lançaient une promotion économique commune aux moyens considérables, dans le but de faire revenir à tout prix les entreprises qui avaient quitté le pays.
La mise en œuvre de l’article 121a de la Constitution adopté le 9 février 2014 devient tragicomique.
La quadrature du cercle consistant à tenter d’appliquer soigneusement l’initiative contre l’immigration de masse, sans détruire la Libre circulation des personnes, ni fragiliser les accords bilatéraux, génère une foule de contradictions.
Ainsi, tout en rêvant d’éviter ses conséquences, le Conseil fédéral met en œuvre de manière stricte la décision du peuple, dont la volonté n’est pas clairement établie, sous la pression de l’UDC, qui critique ce respect de son texte, parce qu’elle y voit une stratégie pour organiser un vote correcteur, alors qu’elle s’accommoderait parfaitement d’une violation de ses propres revendications, qui lui permettrait de lancer une nouvelle initiative, dont les conséquences ne lui importeraient pas davantage.
Peut-on imaginer situation plus absurde ? Chacun semble faire le contraire de ce qu’il souhaite, dans l’espoir que son action échoue, pour que s’ouvrent de nouvelles marges de manœuvre.
On pourrait en rire. Ou croire à des dérives juridiques ou politiciennes. En réalité, la confusion démocratique est à son comble, parce que le fonctionnement même de la démocratie directe est devenu illisible. Tant que les initiatives restaient rares et leur victoire rarissime, aucune question ne se posait. Dans la démocratie d’opinion qui voit les approbations se multiplier, comme autant de sondages sans grande importance, certaines interrogations sont devenues incontournables.
Est-il possible de soumettre aux citoyens des articles dont même leurs auteurs ne parviennent pas à définir la portée ? Est-il concevable de chambouler la Constitution au terme de débats de société souvent sans rapport avec les effets des dispositions discutées ? Est-il sage de mettre en danger nos accords internationaux comme s’ils ne dépendaient que de nous ?
Autrement dit, peut-on produire des normes constitutionnelles pertinentes en les soumettant à une commission de rédaction qui comporte des millions de membres et ne peut dire que oui ou non au texte proposé, sans pouvoir l’amender, même s’il comporte des risques évidents, et ceci au terme d’un seul débat ?
S’agissant du droit d’initiative, la Suisse, qui aime tant donner des leçons de démocratie, gagnerait à retourner en apprentissage.
Même les plus optimistes l’admettent, rendre compatible l’article 121 introduit dans la Constitution le 9 février et la Libre circulation des personnes s’apparente à la quadrature du cercle.
Or la Libre circulation des personnes constitue le socle des traités bilatéraux conclus avec l’UE. La Suisse court donc le risque de perdre les accords qu’elle a elle-même demandés et de se retrouver dans un isolement complet.
Certes, les concessions faites à la Croatie ont permis de renouer le dialogue avec Bruxelles. Mais un périmètre de discussion ne constitue pas encore une solution.
Dans ce contexte, la conviction qu’il faudra organiser très bientôt un nouveau scrutin européen grandit. Revoter paraît donc inévitable. Mais sur quoi ? Telle est la véritable interrogation.
Aux dernières informations, le Conseil fédéral prévoit une nouvelle votation dans les deux ans. Elle devrait permettre de régler à la fois la problématique posée par l’article 121 et l’avenir bilatéral de la Suisse, sous la forme d’un accord cadre institutionnel.
S’il est juste de négocier sur les divers fronts simultanément, faut-il pour autant vouloir tout insérer dans un seul scrutin ? Les raisons de dire « non » ne seront-elles pas augmentées par l’ampleur de la démarche ? Le peuple et les cantons, qui ont fait un pas en arrière dans l’intégration européenne le 9 février, seront-ils prêts à faire soudain deux pas en avant?
En clair, la bonne stratégie ne serait-elle pas de corriger d’abords les effets du 9 février, avant de voir plus loin ? Evidemment, cela reviendrait à reconnaître que le peuple s’est laissé entraîner trop loin par l’UDC. Ce courage est-il réellement hors de portée du Conseil fédéral?
Dans tous les cas, il importe de s’interroger soigneusement sur la portée et la stratégie du prochain vote européen. Un plan de communication doit être établi dès aujourd’hui. Un discours fort sur l’importance de l’UE doit venir de Berne. Faute de quoi, un nouvel échec nous précipitera dans l’Alleingang.
Pour des raisons tactiques, le Conseil national a décidé de concrétiser l’initiative sur «le renvoi des criminels étrangers» sans se soucier de l’Etat de droit. Désireux d’éviter à tout prix une nouvelle votation sur ce thème, il a suivi à la lettre les recommandations de la seconde initiative UDC dite «de mise en œuvre». Il s’agit bien sûr d’empêcher les nationalistes de remporter une nouvelle victoire en criant au non respect de la volonté populaire.
Les élus se sont donc accommodés de la violation du «principe de proportionnalité». Et si le Conseil des Etats suit la Chambre du peuple, des dispositions contraires aux droits fondamentaux seront insérées dans la législation suisse.
Le principe de proportionnalité n’est pas un vague concept éthéré de juriste élitiste, mais un fondement du droit. Permettre qu’un délit mineur, comme la perception abusive de prestations sociales, déclenche une sanction majeure, telle que l’expulsion, constitue une régression ahurissante de la justice.
Inscrite dans la nuit des temps, la Loi du Talion proscrit déjà les jugements disproportionnés. «Œil pour œil, dent pour dent» dit cette règle qui apparaît dans le Code d’Hammurabi, dix-sept siècles avant Jésus-Christ. Progrès décisif dans l’exercice de la justice, la Loi du Talion introduit le principe de proportionnalité. Elle interdit que celui qui s’est fait voler trois moutons par son voisin tue ses fils en représailles.
Réalise-t-on que la Suisse de 2014 baigne dans un tel populisme que le droit pénal pourrait revenir trois mille ans en arrière ? Pas à pas, l’UDC nous fait quitter la voie de la civilisation, tout en nous poussant vers la pente de la barbarie.