Défaite prévisible, la Suisse fut réduite en charpie par une votation. En 2015, une courte majorité du peuple et des cantons accepta une initiative attaquant le principe de la libre circulation des personnes. Ce brusque changement de cap déchira le pays et rompit ses accords avec son propre continent. Cinq siècles après Marignan, les Confédérés affrontaient un nouveau désastre européen, fruit de leur aveuglement. Il faut dire que, durant des années, toutes les conditions de la catastrophe avaient été réunies avec soin. Jamais combattus, souvent flattés, le mépris de l’Union européenne, le rejet des étrangers, le nationalisme et le populisme avaient fini par faire croire à la Suisse qu’il lui suffisait de se replier pour vivre heureuse. Certes, avant le choc, enfin conscients du danger, les leaders tentèrent bien d’inverser la vapeur. Mais la certitude que la vénération des frontières était source de richesse avait été inscrite dans le génome citoyen. De plus, le Conseil fédéral lui-même n’avait-il pas légitimé les attaques contre la libre circulation des personnes, en activant la clause de sauvegarde contre huit pays de l’Est ? Bref, les millions injectés dans la campagne n’infléchirent pas une opinion trop longtemps entretenue dans le déni de réalité.
Hélas, au lendemain du vote, le marché européen ne se laissa pas abuser. La Suisse ne souhaitait plus respecter l’un de ses principes fondamentaux, c’était son droit, mais elle ne pouvait dès lors prétendre y accéder librement. En clair, l’UE considéra que les accords bilatéraux sectoriels existants devaient être suspendus, en attendant de nouvelles discussions. D’un coup, on réalisa l’ampleur des dégâts : l’économie devrait courir sur le terrain européen avec une jambe de bois. Alors on se chamailla ; la dispute fut générale. Cosmopolites, xénophobes, Romands, Alémaniques, urbains, campagnards, centralisateurs, cantonalistes, entrepreneurs, banquiers, syndicats, patrons, jeunes, vieux, tous s’indignèrent dans une cacophonie où chacun accusait l’autre d’avoir joué avec le feu. Bientôt, on s’essouffla et, tête basse, on se rendit à Bruxelles, pour obtenir un arbitrage et une issue. Nouvelle désillusion, l’Union rappela qu’elle n’était pas Napoléon ; elle ne pouvait donc pas donner aux Confédérés un Acte de médiation réglant leurs conflits et régissant leur statut européen, comme en 1803. Autrement dit, Bruxelles n’avait pas de solution. La balle était dans le camp des Suisses ; il leur appartenait soit d’assumer les conséquences de leur choix, soit de corriger les mesures discriminant certains étrangers.
Chacun retourna dans son coin, ruminant ses frustrations. Peu à peu, deux camps se formèrent. Dans un mélange d’orgueil et d’impuissance, une majorité décréta qu’il fallait serrer les rangs, défendre la patrie et se battre plus férocement encore contre un monde jaloux et méchant. Fébrile, une minorité chercha comment sortir du cauchemar, pour rebondir vers des horizons plus vastes. En Suisse romande, trop longtemps vissé sur la marmite du nationalisme alpin, le couvercle sauta. Vingt ans plus tôt, les francophones s’étaient tu après le non à l’EEE ; ravalant leur amertume, ils avaient renié leurs convictions et tout fait pour plaire à Zurich, s’excusant d’avoir osé penser différemment. Résultat, ils n’étaient pas davantage pris au sérieux ; par contre, leur culture et leur langue avaient disparu de l’armée, de l’administration, du pouvoir en général et même de l’idée qu’elles présentaient un intérêt. Mais 2015 ne serait pas la répétition de 1992 ! Les territoires romands, parfois imbriqués dans l’Union, ne pouvaient se passer d’étroites coopérations avec elle ; leurs économies, dépendantes des frontaliers, exigeaient de solides accords avec des voisins qui étaient des partenaires depuis la nuit des temps. Cette fois, les francophones refuseraient de subir des bricolages plus précaires encore que les accords sectoriels qui venaient d’être brisés.
Les neurones s’agitèrent. Du café du commerce aux bureaux feutrés, les scénarios défilèrent. Malheureusement, les options n’étaient pas nombreuses. S’unir pour prendre son indépendance était impensable. Jamais on ne l’avait pu, ni voulu. Vouloir gérer seul son destin représentait l’opposé du pragmatisme local. La force du confetti romand était de connaître ses limites. L’histoire lui avait appris à défendre ses spécificités, tout en réclamant la protection de systèmes plus puissants. Quant à regarder du côté de la France, cela n’avait aucun sens. Qui pouvait rêver d’entrer dans un hexagone jacobin et centralisé ? Mieux valait encore endurer le réduit alpin que s’inféoder à une monarchie républicaine, de surcroît parisienne. La France, on l’aimait d’autant mieux qu’on échappait à sa politique.
Personne ne sait qui le premier suggéra de faire de la Suisse romande un Land francophone de la République fédérale allemande. Mais l’idée circula vivement, cascadant de salons en médias. Au début, elle passa pour une amusante provocation ; puis, comme l’eau qui fertilise le sol, elle stimula tant les imaginations qu’elle acquit bientôt le statut d’hypothèse de travail, certes peu réaliste, mais digne d’être explorée.
Les Valaisans réagirent promptement et sans nuance inutile : tout ce qui permettrait de s’émanciper de Berne et de récupérer de la souveraineté devait être pris au sérieux ; en outre, plus le pouvoir central était éloigné des vallées, plus il était sympathique. A Genève, on fit tourner les ordinateurs et on consulta les banquiers, pour déterminer les conditions qui rempliraient au mieux les coffres, dans l’idée de les exiger publiquement ; par ailleurs, il apparut que Genève étant de moins en moins « la capitale du monde », il pourrait devenir rentable d’en faire « le trait d’union de l’Europe ». La prudence domina Lausanne, où rien ne devait être pensé sur le vif, mais toujours avec le souci que le compromis final puisse être attribué au génie vaudois ; dans cette perspective, une mission secrète fut envoyée en Allemagne, pour indiquer que toute proposition reconnaissant le poids du principal canton francophone serait examinée avec bienveillance. Neuchâtel gardait un bon souvenir de Berlin, qui s’était fort peu immiscé dans ses affaires du temps de la Principauté ; mais surtout, la crise politique, dont il n’était toujours pas sorti, l’incitait à suivre le mouvement sans trop chercher à comprendre. A l’inverse, le minuscule Jura joua un rôle moteur, en osant dire tout haut que s’enfermer davantage encore dans le réduit alpin était une folie, qui rendait toute autre option préférable. Le drame fut fribourgeois : comment les équilibristes de la Sarine pouvaient-ils exister hors de la Confédération, quand leur savoir-faire reposait sur la défense du modèle suisse ? Trancher fut impossible ; le canton devint une banlieue de Berne, tout en affirmant qu’il rejoindrait un jour le Land romand, pourvu que l’Arc lémanique cesse d’y exercer une suprématie insupportable.
En fait, comme les affluents grossissant le fleuve qui coule vers son estuaire, une somme de facteurs achevèrent de transformer une provocation rafraichissante en processus politique. Tout d’abord, travailler en allemand constituait un progrès considérable. Les Romands, qui devaient déjà être bilingues pour avoir la moindre influence outre Sarine, ne se verraient plus opposer le dialecte. L’allemand appris à l’école leur donnerait accès à une littérature somptueuse, ainsi qu’aux sphères du pouvoir, sans oublier plus de huitante millions de concitoyens ; d’ailleurs, depuis longtemps, les jeunes séjournaient plus volontiers à Berlin qu’à Zurich. Autre gain substantiel, le Bundesrat, où les gouvernements des Länder siégeaient directement, offrait un contrôle sur le gouvernement et les lois fédérales bien supérieur au Conseil des Etats.
Côté allemand, les élus comprirent rapidement l’immense intérêt de disposer à la pointe sud du pays d’un partenaire riche, bien équipé et parlant français. Des propositions très avantageuses furent avancées. La Bundesgestz serait amendée. La langue et la culture différentes du 17e Land justifiaient qu’on lui concédât des statuts spéciaux dans certains domaines, y compris au plan fiscal, les seize autres, homogènes, ne pouvant se prévaloir d’une situation comparable pour réclamer les mêmes exceptions. Dans le même esprit, la subdivision du Land en cantons, dont le rôle restait à discuter, ne posait aucun problème insurmontable. Mieux, l’administration fédérale, qui avait su gérer le défi inouï de la réunification, bien plus complexe, proposait des moyens considérables pour connecter les territoires concernés au système allemand.
Simultanément, la Confédération restait paralysée, attendant que l’extérieur lui dicte sa conduite. Pas question de voter à nouveau, ni d’envisager l’EEE ou l’adhésion ; aucun examen de conscience sur le populisme, aucune réflexion sur les institutions n’étaient à l’ordre du jour. Pire, de nouvelles initiatives contre la surpopulation et les étrangers entraient dans un pipeline déjà saturé, alors que les PME, pénalisées par une insécurité juridique croissante et un accès au marché européen toujours plus difficile, sortaient du territoire. Enfin, denier facteur décisif, les Alémaniques réagirent aux cogitations romandes avec la rage du mari dominateur qui entend sa femme parler de quitter le domicile conjugal, alors qu’il l’avait toujours jugée incapable de se débrouiller sans lui. Qu’ils partent ces Grecs, futiles, gauchistes, étatistes ! Ils avaient déjà assez coûté à la vraie Suisse, travailleuse et patriote. Débarrassé de ces pleurnicheurs, on construirait autour du Gothard une petite démocratie saine, rassemblée sur son peuple et ses valeurs, centrée sur Zurich, où le dialecte et l’esprit d’entreprise régneraient en maîtres. Sans aucun doute, la violence des Alémaniques incita les francophones indécis à voter oui au projet de Land Romand.
Charles s’étira en soupirant. Vingt ans s’étaient écoulés depuis l’arrimage à la RFA. Le temps n’était pas au souvenir, mais à l’action. Les messages de félicitations pour son élection couvraient son bureau. Une lumière pâle flottait sur Berlin, grand archipel de quartiers électriques et ouverts. Premier Chancelier allemand issu de la zone francophone, il voulait réussir. Certes, sa région d’origine constituait une petite entité dynamique, mais elle n’avait joué aucun rôle dans l’histoire allemande, ni dans l’organisation du continent. Il faudrait convaincre. Avec un sourire caustique, Charles remercia intérieurement le confetti romand de lui offrir cette insignifiance éclatante et légère, qui appelle l’audace et fonde la liberté.
Le plaidoyer de Peter Köppel contre les chauvinismes régionaux, paru dans Le Temps du 30 mars, constitue un discours intéressant, mais dont l’intention est peu claire. D’une part, avec finesse, l’auteur développe une série de considérations pertinentes sur la nécessité d’un multiculturalisme détaché des stéréotypes et curieux de ses voisins. Naturellement, j’adhère totalement à des propos qui s’inscrivent dans la droite ligne de tous mes combats. En tant que Suisse de tendance grecque, je me réjouis qu’un alémanique fustige les caricatures. Mais par ailleurs, Roger Köppel croit utile de me mettre en cause pour étayer son propos. Du coup, il choisit de voir dans mes travaux un appel au « patriotisme romand », notion qui me paraît stérile. En outre, bizarrement, il tente d’inscrire sa critique dans le sillage de ma dernière contribution au Temps, alors qu’elle traitait de la fin du secret bancaire et nullement des rapports entre Confédérés.
Certes, je fais partie de celles et ceux qui pensent que les Suisses francophones doivent défendre sans complexe leurs intérêts, leurs écrits, leurs médias, leur culture. N’est-ce pas légitime ? Les Romands ne sont-ils aimables que silencieux ? Personnellement, je les préfère agissant que gémissant. Est-ce du régionalisme ? En fait, mes lecteurs savent combien je crois à une Suisse riche de sa diversité et de ses controverses. Chers Alémaniques, j’aime vos différences parce qu’elles me rendent plus vastes, ai-je écrit en substance dans mon dernier livre. A mes yeux, nous ne devons pas escamoter nos divergences, mais les confronter pacifiquement dans une dialectique féconde. Enfin, Peter Köppel me connaît-il si mal qu’il puisse passer sous silence mon engagement européen et me cantonner dans les affaires romandes ? Si mon attachement à la Suisse francophone est profond – n’est-ce pas là qu’est ma vie ? – ma vraie patrie c’est l’Europe, cette symphonie des minorités que je souhaite harmonieuse et solidaire, mais aussi baroque, bouillonnante et ouverte au monde.
Longtemps, les galions chargés d’or et d’argent assurèrent une richesse facile à l’Espagne. Arrachés aux colonies, les métaux précieux alourdissaient les navires puis remplissaient les coffres, garants d’une prospérité fondée sur un artifice confortable. Nulle pression, nulle concurrence n’incitait l’économie espagnole à se moderniser. Bénéficiant d’une rente extraterritoriale, elle s’endormit jusqu’au 18ème siècle. Le réveil fut brutal. Alors que l’Europe bouillonnante se lançait dans l’industrialisation, l’Espagne soudain privée de ses colonies se retrouva marginalisée, confite dans l’artisanat et les archaïsmes sociétaux.
Le secret bancaire a tendu aux Suisses le même piège que l’or amérindien aux Espagnols. Durant un siècle, il a enrichi le pays, tout en figeant les structures et les esprits. Aujourd’hui, il disparaît ; en effet, même si la percée de la stratégie Rubik devait se confirmer, elle ne sera qu’une victoire à la Pirrhus : bientôt, l’échange d’informations s’imposera. Pourtant, ce n’est pas l’économie qui se trouve déphasée, mais bien la politique. La prospérité helvétique n’est pas menacée. D’une part, le secret bancaire ne concerne pas toutes les activités de la place financière. D’autre part, elle se réinventera ; elle changera son modèle d’affaire dans les secteurs touchés ; elle fondera ses avantages concurrentiels sur la qualité de ses services et non plus sur une rente de situation. Enfin, l’essentiel de l’économie suisse n’a nul besoin d’un artifice financier pour créer des emplois et se battre sur les marchés. Par contre, le système politique est mis à nu ; désemparé, il laisse voir les faiblesses qu’il a entretenues pour servir la cause bancaire. Face à ce spectacle, la tentation est grande de désigner des coupables. En réalité, les pratiques aujourd’hui condamnées ont requis la protection du droit, le soutien des institutions et l’assentiment d’une société tolérant ses prédateurs pourvu qu’ils soient discrets. Sur quatre plans au moins, la protection de l’eldorado suisse a nécessité un important travail collectif.
Tout d’abord, la faiblesse structurelle du pouvoir politique a été cultivée ; un exécutif limité à une addition de chefs de département, un parlement de milice, des partis amateurs, un morcellement extrême des territoires et des processus, ces héritages du 19ème siècle ont été idéalisés, laissant les élus avec peu de moyens d’action face à une place financière de taille mondiale. Deuxièmement, l’analyse proactive a été délaissée, puisque l’argent ne cessait d’affluer ; inutile d’évoluer, quand l’immobilisme paraît source de richesse. Troisièmement, la sauvegarde du secret bancaire, présenté comme un fondement de l’identité suisse, s’est coalisée avec le nationalisme ; opportuniste, la promotion de l’isolement utile à l’ingénierie financière s’est abritée derrière l’avancée des populistes xénophobes. Enfin, une « novlangue fédérale » a dissimulé les attitudes qu’il s’agissait de taire ; la critique a été neutralisée par une somme d’affirmations établissant la perfection technique et morale du modèle suisse.
Ces attitudes ont figé les structures politiques ; simultanément, la confrontation des idées a été réduite à une agitation de stéréotypes si rustiques qu’ils n’opèrent plus. Alors que la sociologie du pays s’est profondément transformée, alors que les contextes extérieurs sont en pleines mutations, les instruments d’un débat intérieur de qualité n’existent plus. Dès lors, il n’est guère étonnant que la réflexion politique peine à produire des concepts élevés. Ainsi, les enjeux entourant l’achat d’un avion de combat ne parviennent pas à être articulés, tant les questions qui se posent en amont dépassent la grammaire collective. A quoi sert la Suisse ? Quel est son rôle ? Comment la défendre ? Qui la menace ? Qui la protège ? Où sont ses alliés ? Pourquoi une armée ? De telles interrogations sont devenues aussi mystérieuses que les étoiles du ciel.
Cette anorexie mentale est aussi révélée par le dialogue avec l’extérieur. Au plan européen, deux ou trois postulats tentent de masquer le désarroi d’une Suisse bloquée dans une impasse qu’elle ne parvient plus à verbaliser. La dernière rencontre de la Présidente de la Confédération, Eveline Widmer-Schlumpf, avec le Président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, illustre la perte d’une pensée suffisamment élaborée pour traiter les questions internationales. Alors que la déclaration du Président Barroso indique que « l’approche sectorielle n’est plus praticable » et rappelle que « la reprise dynamique de l’acquis européen, son interprétation homogène, la surveillance et le contrôle judiciaire des engagements » constituent « quatre principes incontournables pour l’UE », le communiqué de la Confédération titre « Renouvellement de la voie bilatérale », puis s’enferre dans quelques formules qui ne parviennent pas à évoquer la situation, même de manière diplomatique. Cette asthénie du discours se retrouve dans de nombreux domaines. Ainsi, les grands débats socio-politiques se résument souvent aux regrets du confort perdu, faute de vocabulaire et de concepts adéquats. Autrement dit, les discussions qui vont agiter les démocraties demain, passionnées et complexes, sont hors de portée d’une agora helvétique pauvre et nue.
Inéluctable, la fin de l’eldorado laisse un échiquier politique suisse balbutiant. Inféodé à la défense d’une rente de situation, asséché par un faux pragmatisme sans vision historique, enfermé dans les jeux tacticiens, il a perdu la sève, l’espace et l’impertinence utiles aux idées. C’est ce carcan des mentalités, cet archaïsme des cerveaux qui doit sauter. Il serait pervers de maintenir le langage commun dans des précautions mutilantes pour servir une cause promise à l’abandon. La fin du secret bancaire n’exige pas en priorité des mesures économiques, mais le renouveau, libre et ardent, du débat intellectuel. Le temps des réformes viendra, quand celui de la pensée aura revivifié l’espace public. Les structures évolueront, dès qu’un discours critique se fera entendre. Préalable à ce renouveau des esprits, une question affleure du siècle écoulé : Pourquoi ces décennies passées à capter les richesses des autres nous ont-elles rendus si pauvres ? Cette interrogation a-t-elle une chance de saisir les consciences ou bien sera-t-elle refoulée, comme un nouveau et douloureux secret ?
Marignan, nous disent les historiens, marque la fin des aventures helvétiques sur la scène européenne, le repli sur des frontières qui ne varieront plus guère et le début d’une neutralité élevée peu à peu au rang de mythe fondateur. En tout cas, défaits, divisés, isolés, les Confédérés furent devant un choix existentiel. S’ils voulaient jouer un rôle politique sur leur continent, alors il leur incombait de préciser les statuts de leurs territoires, clarifier leurs alliances internes, définir des intérêts communs, construire une diplomatie qui dépasse l’ardeur au combat et le goût des rapines dans les vallées étrangères. S’ils acceptaient l’or que François 1er leur proposait pour acheter leurs fantassins et neutraliser son flanc est, alors ils perdaient toute capacité à définir leur destin sur l’échiquier européen. Signée en 1516, La « Paix perpétuelle de Fribourg » clôt les discussions sur une inféodation au roi. Les cantons reçoivent des rentes considérables et voient leurs droits sur certaines vallées tessinoises confirmés ; en retour, ils permettent à la France de recruter les mercenaires dont elle a besoin, promettent de la défendre et se placent sous sa protection. De facto, jusqu’à la Révolution, la Suisse sera un protectorat français.
Cinq siècles plus tard, la Suisse se trouve face à un dilemme du même ordre. Aujourd’hui, la question vient de l’Union européenne : qui voulez-vous être, demande-t-elle, un pays tiers comme le Japon ou un acteur de l’espace européen ? A vous de le dire, mais si vous souhaitez profiter du grand marché que nous avons créé, alors vous devez respecter ses règles, leurs interprétations et leurs évolutions, ajoute-t-elle. En fait, l’isolement à la japonaise n’existe pas : la Suisse est européenne ; elle ne peut s’arracher ni à sa géographie, ni à son tissu socio-économique ; et si elle rompait ses accords bilatéraux, d’autres mécanismes, plus précaires encore, tenteraient aussitôt de réparer le désastre. Dès lors, son problème n’est pas de se demander si elle doit entrer dans un dispositif dont elle fait partie, mais de savoir quel statut elle veut s’y donner. Si la Suisse entend défendre ses intérêts par la participation démocratique, alors elle n’a d’autre choix que de siéger à Bruxelles. Si elle choisit la sauvegarde provisoire de privilèges fiscaux ou financiers, alors elle peut se contenter d’un accord-cadre, qui ne lui ne donnera pas la co-décision, mais fera d’elle une sorte de protectorat de l’Union, copiant le droit européen, même si l’une ou l’autre clause lui permet de sauver la face.
Se penser d’abord en Etat ou en somme d’intérêts économiques, telle est l’alternative rappelant celle d’après Marignan. On pourrait s’étonner qu’un pays s’érigeant en modèle démocratique n’ait pas encore opté pour le primat du politique ; ce serait oublier combien deux activités centrales ont modelé sa pensée : le mercenariat sous l’Ancien régime, puis la banque dans les Temps modernes. Ces deux fonctions, dont il n’est pas surprenant qu’elles se soient succédées, ont marqué la vie fédérale, produisant des effets similaires. Toutes deux ne sont pas immorales mais a-morales ; elles fournissent l’énergie militaire ou financière dont une cause a besoin, sans se prononcer sur sa finalité ni sur ses conséquences sociétales. Toutes deux appellent la neutralité du cadre qui les héberge ; un mercenaire déchiré entre les objectifs de son chef de guerre et ceux de sa patrie marche de travers ; un banquier obligé de se distancier sans cesse des passions de son gouvernement ne rassure pas. Toutes deux favorisent le conservatisme ; le courage des mercenaires, leur soif de vivre, tenait à la certitude de retrouver la patrie inchangée, fidèle à leur souvenir ;
la force des banques suisses, leur crédit, doit beaucoup à la stabilité de la Confédération. Toutes deux détournent les forces vives de la politique ; usés, les mercenaires de retour sur le sol natal aspiraient sans doute davantage au repos qu’à la controverse ; riches, les banquiers exercent une profession plus attractive que le combat de politiciens obligés de se battre dans un système amateur. Au final, ces deux activités ont élevé le choix de l’ « inexistence stratégique » au rang de principe inaliénable.
Une telle approche du monde ne rend pas visionnaire. A la Renaissance, les Suisse n’avaient pas compris l’émergence progressive des nations et de leurs structures étatiques ; ils voyaient encore l’Europe comme une multitude de seigneuries ou de corporations, liées par des serments féodaux et agenouillées devant le Pape, seul fédérateur du continent. Aujourd’hui, ils ne voient pas que la Seconde guerre mondiale, la chute du Mur de Berlin, les défis environnementaux et la crise financière ont mit fin à la domination exclusive des Etats-nations ; ils ne sentent pas que le pouvoir se situe désormais dans les coopérations européennes, qui tentent d’apporter des réponses communes à des problèmes que même les grands pays ne peuvent plus résoudre seuls.
Dès lors, le risque est grand que la Suisse choisisse à nouveau l’inexistence. N’être ni décideur ni responsable de rien pour mieux se faufiler, ce pari tacticien séduira. Or il pourrait s’avérer perdant. Alors que l’effacement de la scène européenne a enrichi les montagnards, alors que la voie bilatérale a permis de compenser l’isolement, une absence prolongée de l’Union n’apportera pas les bénéfices escomptés ; pire, elle pourrait entraver la marche des affaires. Trois phénomènes expliquent ce changement.
Autrefois, les mercenaires suisses étaient utiles aux puissances européennes ; aujourd’hui, les banquiers compliquent leur action ; de même, qui a besoin d’un pays neutre sur une planète ouverte ? Deuxièmement, l’espace pour jouer seul diminue ; au plan politique, le maillage des interactions devient si serré que l’harmonisation des solutions tend à s’imposer mécaniquement ; au plan économique, les liens sont tels que même le franc dépend de l’euro. Troisièmement, l’attentisme devient périlleux ; l’accélération des décisions rend délicate une influence de l’extérieure et dangereuse l’absence des instances officielles ; la position de spectateur ne donne plus le loisir de manœuvrer, mais complique des adaptations devenues hasardeuses.
Certes, la Grande Bretagne semble vouloir laisser désormais les vingt-six s’organiser sans elle. Mais ce pari constitue précisément une inféodation aux intérêts de la City, qui n’est pas sans risque économique et politique même pour un Etat de sa taille. En outre, elle reste membre de l’Union et donc actrice de ses décisions. En clair, les turbulences européennes ne renforcent pas la position de la Suisse ; elles ne la dispensent pas de choisir : vingt ans après la votation EEE, la Confédération devra dire qui elle est. Cette exigence l’angoisse. Du coup, elle cultive le déni de réalité, s’accroche à des méthodes défuntes, tente de diluer le blocage institutionnel dans des marchandages accessoires, tout en espérant que son nouveau ministre des Affaires étrangères la sortira de cet ensablement. Etat ou satellite européen ? Le collège qui résultera du 14 décembre ne pourra plus cacher ce dilemme. Il se rapproche, inéluctable. Impossible de le maquiller. Aucun stratagème n’empêchera l’histoire de tendre à la Suisse le miroir dans lequel elle devra se découvrir. Avec fierté ?
Notre livre « La Suisse ou la Peur ? » suscite des réactions des deux côtés de la Sarine. Nous nous en réjouissons. Notre proposition d’élire une Assemblée constituante échauffe les conservateurs. Nous y étions préparés.
Certains nous reprochent de ne pas avoir indiqué comment cette Constituante doit être mise sur pied. Or c’est à dessein que nous n’avons pas voulu fermer le débat par l’élaboration d’une feuille de route contraignante. Nous rappelons toutefois que les citoyens se prononceront bientôt sur l’initiative de l’UDC qui demande l’élection du Conseil fédéral par le peuple. Cette « cantonalisation » de l’échelon fédéral déséquilibrerait fortement le système, sans permettre une approche globale des institutions. A l’inverse, une Assemblée constituante pourrait se saisir de la question du gouvernement, tout en repensant de manière cohérente l’ensemble des pouvoirs. Concrètement, l’opération se déroulerait en deux temps. Les Chambres proposeraient tout d’abord l’élection d’une Assemblée constituante comme contre-projet à l’initiative UDC. En cas d’acceptation par le peuple et les cantons, la Constituante serait élue selon des modalités qui pourraient reprendre celles du Conseil national.