Le Temps

Le Conseil fédéral ou le choix de l’insignifiance

Au cirque, le funambule suscite notre émerveillement, quand il progresse pas à pas vers son objectif, sur un fil tendu à belle hauteur. A Berne, les acrobaties européennes du Conseil fédéral laissent songeur, tant elles visent à rester immobile sur une voie plate et sans issue. Dans une démonstration par l’absurde, l’exécutif fait semblant d’introduire des contingents, qu’il souhaite éviter, applicables à l’Union européenne, qui les refuse, au travers d’une renégociation de la libre circulation des personnes, qui en réalité n’aura pas lieu. Naturellement, cet exercice repose sur une double fiction : celle que la position des Européens ne soit pas encore connue et celle que les citoyens suisses ne l’aient toujours pas comprises.
Certes, le Conseil fédéral est pris dans un piège, qui ne lui laisse guère de marge de manœuvre. D’une part, il doit appliquer les normes constitutionnelles approuvées le 9 février 2014 ; d’autre part, les besoins vitaux de l’économie l’incitent à les contourner. Mais sur le fond, rien ne l’empêche d’accompagner ses entrechats d’un cap, d’un horizon, d’un message. A défaut de gouverner au sens classique du terme, rien ne lui interdit de « conseiller le pays », comme le laisse espérer son titre. Même brillante, une tactique sans finalité n’est qu’un théâtre sans parole.
Coupable, ce silence n’est pas affaire de circonstance. Assumé, il trouve sa source en amont, dans un refus de penser le destin de la Suisse. S’agissant des relations du pays avec son propre continent, le Conseil fédéral ne souhaite ni engager sa responsabilité, ni même proposer une vision. Dès lors, sa politique européenne devient une horloge, dont la grande complication a pour objectif de ne jamais donner l’heure.
Or, pour ne pas devoir trancher, l’exécutif est contraint d’adopter des postures contradictoires. En particulier, sur la valeur des institutions européennes, il cultive une approche schizoïde. D’un côté, il flatte les nationalistes et valide les clichés dominants : l’Union fait sourire, tant elle cumule les défauts ; arrogante, elle impose ses volontés ; ses prises de position sont des rapports de bureaucrates que personne ne lit, comme le disait encore Didier Burkhalter en décembre 2014. De même, être patriote, c’est traiter Bruxelles en adversaire et se réjouir d’y défendre avec force la préférence nationale, comme l’affirme aujourd’hui la Présidente de la Confédération. Simultanément, le Conseil fédéral demande aux citoyens de s’arrimer à ce dispositif qu’il contribue à discréditer : seul un renforcement de la voie bilatérale garantira notre prospérité ; vous devez dire oui à tout nouvel accord.
Ce double jeu constitue une erreur funeste dans une démocratie où le dernier mot appartient aux citoyens. Pourquoi devraient-ils croire que le succès du pays dépend d’une construction présentée comme un échec ? Pourquoi ne rejetteraient-ils pas une Union que le Conseil fédéral méprise et dont il s’applique à ne jamais faire l’éloge ? Destructeur, le refus d’inscrire la Suisse et l’Europe dans un intérêt commun a forgé la victoire de l’UDC.
Pour regagner l’opinion, l’exécutif évoquera-t-il un jour la réussite européenne ? Dans l’immédiat, il paraît se dédouaner de l’avenir, y compris celui de la Suisse. Le refus de penser oblige à se contredire, puis à se replier sur soi. En clair, la mise en œuvre des articles contre l’immigration imaginée par le Collège sert d’abord ses propres intérêts. Quoi qu’il arrive, rien ne sera de sa faute. A l’Union de dire une fois de plus que la libre circulation n’est pas négociable ; au Parlement de rédiger l’impossible loi d’application ; à l’économie de supporter des incertitudes croissantes ; au peuple de se débrouiller comme il pourra, lors d’un nouveau scrutin aussi indéfinissable que lointain.
Sans doute les sept Sages croient-ils s’installer ainsi au-dessus de la mêlée. Nouvelle erreur, leur démission les place en-dessous des débats qu’ils désertent. A Bruxelles, qui se fie à leur parole ? En Suisse, qui mise sur eux pour sortir de l’impasse ? Au moment où les dirigeants qui nous entourent pensent, travaillent, discutent, bataillent, pour conjuguer l’intérêt des Etats et celui de l’Union, avec une extrême conscience des défis communs, au moment où les peuples cherchent une image de l’avenir européen, avec une gravité sans précédent, le Conseil fédéral nous propose un selfie sur fond blanc.
En plus d’une explosion des accords bilatéraux, que tant d’élus désirent taire, et d’une implosion de la démocratie directe, que nul ne souhaite évoquer, le 9 février 2014 marque un changement d’ère gouvernementale. Le Conseil qui devrait faire référence dans une démocratie aux interactions multiples devient peu à peu une simple variable tactique du système. Ainsi, ses positions se transforment en postures, ses convictions en communications, son éthique en esthétique. Seule Eveline Widmer-Schlumpf parle vrai, quand elle indique qu’une votation de clarification européenne est à prévoir. Son courage sera-t-il contagieux ? La Suisse a besoin d’un pilote, si elle veut éviter l’Alleingang. Que cela leur plaise ou non, les Conseillers fédéraux sont à la croisée des chemins : soit ils osent affirmer le destin européen du pays, soit ils verront leur magistrature sombrer sans bruit dans une douce et triste insignifiance.

La « nation de la volonté » exige le respect des langues nationales

Enfant, ma première image de la Suisse fut celle d’un puzzle à quatre couleurs, chacune représentant une langue différente. Très tôt, j’ai appris que ma patrie était le pays où l’on parle l’allemand, le français, l’italien et le romanche, comme le montraient les inscriptions figurant sur les passeports des adultes. Expérience initiatrice, j’ai été emmené à Berne par mes parents, pour y prononcer mes premiers mots d’allemand. Je me souviens très bien de ma fierté d’être devenu un vrai Suisse, puisqu’on m’avait répondu dans cette langue, probablement attendri par le petit charabia que j’avais bravement articulé. Plus tard, j’ai toujours ressenti comme un privilège le fait de pouvoir vivre à cheval sur plusieurs cultures, comme si j’étais assis sur le toit de l’Europe. Aujourd’hui, sans aucun doute, cette fascinante diversité me séduit et m’attache à la Suisse. Autrement dit, mon appartenance au pays tient à l’intégration dans ma conscience patriotique de différentes cultures, qui elles aussi acceptent et défendent la mienne.
C’est très exactement ce principe de la « nation de la volonté », qu’attaque le Parlement thurgovien en renonçant à l’apprentissage précoce du français. Au delà du débat pédagogique, qui trouvera autant d’experts pour dire une chose que son contraire, il existe une question de portée existentielle. Voulons-nous maintenir en vie l’alliance fédérale ou laisser les liens entre citoyens se distendre et le destin commun se défaire ? La cohésion nationale, puisque c’est bien de cela qu’il s’agit, repose sur l’acceptation et la connaissance de nos différences. Ce sont elles qui nous lient, elles qui nous rendent plus forts et plus vastes. Aucune monoculture, qu’elle soit la domination brutale des uns sur les autres ou la dilution craintive de nos singularités dans une uniformité mensongère, ne peut assurer le succès de notre aventure commune.
Or, cette connaissance réciproque exige la découverte rapide des langues nationales, expressions charnelles des cultures. Car la langue n’est pas un simple vecteur de communication. C’est la pulpe de l’esprit, la peau de la littérature, le territoire qu’une conscience habite. Elle est mémoire, idée, vision. S’exprimer en allemand, en français, en italien, en arabe ou en russe produit des effets majeurs sur les contenus transmis. Entrer dans la langue d’autrui, c’est s’installer dans sa maison, revêtir ses habits, chausser ses lunettes. Jamais l’anglais n’offrira aux Confédérés cette compréhension de la pensée voisine qui naît au fur et à mesure que l’on prononce ses mots.
Par conséquent, le débat sur l’enseignement des langues nationales ne relève pas que d’enjeux linguistiques ou pédagogiques, mais aussi d’une forme d’éducation civique et culturelle, servant à terme une démocratie vivante. De la même manière qu’il s’approprie son pays en dessinant son contour, le petit enfant découvre sa nature en prononçant ses musiques. Pourquoi l’écolier suisse n’aurait-il pas du plaisir et de la fierté à pouvoir dire quelques phrases l’unissant à ses compatriotes ? Pourquoi une sensibilisation précoce ne pourrait-elle pas être considérée comme un premier voyage ludique à travers nos régions ? Ces interrogations montrent que nous sommes autant dans une problématique « d’apprentissage de la Suisse » que d’une langue quelconque. Sans surprise, cette dimension existentielle est occultée par les adversaires du français précoce. Ainsi, dans l’édition de 24 Heures du 21 août, Verena Herzog, conseillère nationale UDC, tombe le masque. « Seule une minorité des Suisses allemands auront besoin du français dans leur vie professionnelle », affirme l’élue thurgovienne. Cette déclaration réduit une langue nationale et européenne à un pauvre utilitarisme économique. La Suisse romande n’est pas un enjeu pour le développement d’une belle carrière, donc elle n’existe pas. En s’inspirant de cette approche, il serait possible de prétendre stupidement que les dialectes alémaniques doivent être oubliés, puisqu’ils ne servent à rien à l’échelle de l’Europe ou du monde et que, de surcroît, ils ne donnent accès à aucune littérature.
Dans ce combat pour disqualifier le français, l’UDC est en première ligne. On pourrait s’étonner que ce parti aux accents identitaires fasse si peu cas de l’identité suisse, qui reste par définition multiculturelle. On méconnaîtrait ainsi sa nature, pourtant transparente. En fait, l’UDC ne doit pas être appréhendée comme un parti classique, mais bien comme un « mouvement populiste », inféodé à Christoph Blocher, qui instrumentalise les citoyens, dévoie la démocratie directe et détruit la Suisse en prétendant la sauver par un nationalisme pur et dur. Une telle croisade n’a que faire d’une minorité francophone, encore rebelle à un isolement complet. Une telle exaltation nationaliste ne peut que vouloir éradiquer la diversité, au profit d’une monoculture alpine et alémanique. Aujourd’hui, pour certains, le français ne représente plus qu’un mauvais bavardage, pratiqué par de mauvais patriotes.
Le débat sur les langues illustre la perte de ce qui fit l’attrait et le succès de la Suisse. La tolérance, la curiosité, l’ouverture aux autres, le cosmopolitisme, le mélange des courants de pensée s’effacent au profit d’un repli narcissique sur quelques fantasmes étriqués. Certes, enseigner les langues nationales en primaire exige un effort collectif, une intention politique, la conviction que l’éducation constitue un acte de civilisation, qui dépasse largement le simple investissement économique. Mais la « nation de la volonté » survivra-t-elle, si elle s’abandonne à la « volonté nationaliste » de ses populistes ? Cette question brûlante n’est plus théorique. Nous devons la trancher. Courageusement.

La radicalisation blochériste divisera-t-elle l’UDC ?

Un populiste agit dans la vie politique comme un pervers narcissique dans la vie familiale. Il séduit, manipule, asservit, puis détruit son entourage. Son insatiable appétit du pouvoir le conduit à une surenchère permanente qui met en danger son œuvre. Son amour sans condition de sa propre personne lui fait préférer voir son parti s’écrouler à la moindre remise en question. Christoph Blocher est un leader populiste classique. Depuis toujours, il reproduit les sept attitudes caractéristiques de ce type d’acteur politique.
La première est le messianisme : le leader est mandaté par des forces supérieures ; il est en croisade ; ainsi, Christoph Blocher est sur terre pour sauver la Suisse de l’Europe. La deuxième est une approche putschiste du champ politique : pour remplir sa mission, le populiste a le droit de renverser la table ; tout lui est permis ; ignorant les lois ou ses collègues, Christoph Blocher s’est régulièrement affranchi des règles qui découlaient de ses mandats. Essentielle, la troisième attitude consiste à déifier le peuple : victime du système, opprimé par les élites, le peuple omniscient est sacré ; c’est pour lui que la mission est conduite ; naturellement, seuls les partisans du leader le constituent et, pour les blochériens, ceux qui votent mal n’en font pas partie. Vient ensuite l’attaque des institutions : elles sont nuisibles et les élus qui les défendent pourris ; elles sont l’obstacle qui empêche le lien direct et pur entre le Chef et sa base ; jamais Christoph Blocher n’a manqué de montrer son rejet des institutions, qu’elles soient suisses ou internationales. Violente, la cinquième tactique est la désignation de boucs émissaires : si le populiste est contraint de sauver le pays, c’est qu’il existe des parasites qui le menacent ; toutes les victoires de l’UDC ont été obtenues en nommant des coupables, tour à tour les étrangers, les musulmans, les demandeurs d’asile ou les travailleurs européens. Efficace, la sixième recette mise sur la goguenardise : le leader emmène ses troupes au cabaret ; rien ne mérite le respect sauf le Chef et ses idées ; évacuant la raison par la dérision, Christoph Blocher a toujours amusé les salles. Enfin, insensée mais libératoire pour qui la pratique, la septième attitude est l’irresponsabilité : le populiste allume les incendies qu'il prétend éteindre, puis regarde paisiblement la société lutter contre les flammes ; sans vergogne, Christophe Blocher quitte le Parlement au moment où celui-ci va devoir réparer les dégâts dus au 9 février, en fustigeant de surcroît les élus de ne pas savoir éviter les conséquences néfastes de sa propre initiative.
La somme de ces comportements est d’une force inouïe. Certains extrémistes en font une méthode qui réduit à néant le débat politique ; d’autres les pratiquent à l’instinct ou sans même le savoir. Comme le pervers narcissique, le populiste peut-être sincère ; il n’en est pas moins dangereux. Le pays qui ne lui résiste pas se prépare des jours sombres. La Suisse a voulu s’accommoder du populisme, en espérant qu’il se dilue dans des compromis successifs et que ses invectives finissent par lasser les citoyens. Le bilan de cette complaisance est sévère. Le régime de concordance a été réduit à une farce, qui rend absurde la participation de l’UDC au Conseil fédéral. Le droit d’initiative est devenu une arme pour attaquer les étrangers ou les traités internationaux. Les relations avec l’Union européenne ont été sabotées par un article constitutionnel qui menace les accords demandés par la Suisse elle-même. A l’extérieur, la Confédération exaspère ses voisins et enthousiasme les blocs identitaires. A l’intérieur, les fantasmes populistes ont créé un climat paranoïaque.
Aujourd’hui, le blochérisme entre dans sa dernière phase. Il aurait pu se satisfaire d’avoir stoppé l’intégration européenne de la Suisse et freiné l’immigration. Mais il veut l’isolement complet du pays. Comme le pervers narcissique, le populiste trouve son énergie vitale dans la contemplation des ruines qu’il provoque ; son angoisse intérieure n’est compensée que par la radicalisation permanente de sa démarche ; son esprit ne s’apaise que par la mort des situations ou des personnes qu’il rend responsables de ses tourments. En créant le comité « contre une adhésion rampante à l’UE », Christophe Blocher ne s’attaque pas seulement à la Suisse, mais aussi à l’aile économique de l’UDC. Ses positions ne laissent en effet plus aucune chance à la moindre intégration européenne, même celle ardemment désirée par les entreprises. A son avis, le peuple suisse a dit non à la Libre circulation des personnes ; et si cette rupture entraîne celle des accords bilatéraux, il faut l’accepter ; d’autant plus que ces traités ne sont pas indispensables, la Suisse pouvant parfaitement se contenter de l’accord de libre-échange conclu en 1972.
Le danger de cette radicalisation est aussitôt apparu à Peter Spühler, ancien conseiller national UDC et patron de Stadler Rail. Il a incité de manière ferme son parti à défendre des accords vitaux pour l’économie. D’autres élus de son courant partagent son inquiétude. Que fera l’UDC de cette nouvelle équation ? Suivra-t-elle son leader charismatique dans l’Alleingang ? Ou bien se divisera-t-elle ? Et, quel que soit son choix, dans quel état sortira-t-elle de cette épreuve ? Prisonnier de sa pathologie, Christoph Blocher conduit un combat ultime et total, qui doit le laisser seul vainqueur, tout en précipitant son pays et son parti dans l’abîme.
Les sept articulations de la mécanique populiste forment une machine bien huilée, qui se légitime de ses propres excès, chaque fois qu’elle dévore une nouvelle portion de l’espace que la naïveté lui concède. Il n’est pas possible de nuancer son fonctionnement, ni de composer avec elle, ni d’infléchir sa trajectoire. Il faut l’affronter, sur le terrain de l’action politique et de ses conséquences. Au moment où certains aimeraient trouver une interprétation de l’article adopté le 9 février qui préserve le statu quo, sans faire de vague avec Bruxelles ni avec les citoyens, il convient de rappeler que cette tactique ferait le bonheur des blochériens. Le répit serait de courte durée, avant que le viol de la volonté populaire ne légitime une initiative appliquant la précédente de manière plus drastique encore. En fait, la Suisse et même l’UDC abordent l’instant de vérité : celui où il faut choisir son camp et ses armes. La pulsion destructrice du populisme n’est pas arrêtée par un traitement juridique, elle est stoppée quand les citoyens se réveillent, ouvrent les yeux et refusent avec force de s’y inféoder. Autrement dit, une nouvelle bataille sur la Libre circulation des personnes est inévitable. Ne pas oser le dire ni s’y préparer, c’est la perdre sans même l’avoir livrée.

La Suisse face à l’isolement

Chamboulées par le vote du 9 février, les relations de la Suisse avec l’Union européenne sont menacées de rupture. Impensable jusqu’à aujourd’hui, l’isolement de la Confédération est devenu un scénario plausible. Communément admise, l’idée que les crises avec nos voisins finissent toujours par se résoudre sans drame relève désormais de l’illusion. Saisissant contraste, alors que les Européens viennent d’élire leur Parlement dont les compétences n’ont cessé de s’accroître, les Suisses ont choisi de se confronter à l’Union en diminuant drastiquement leur propre marge de manœuvre.
Source du conflit, l’article 121a introduit dans la Constitution fédérale attaque le principe de la Libre circulation des personnes, socle des accords bilatéraux. En juin, le projet de loi d’application qui sera mis en consultation montrera sans doute que le contingentement des étrangers, frontaliers compris, n’est pas acceptable pour l’UE, ni d’ailleurs pour l’économie suisse. Dès lors, le dilemme sera simple. Faudra-t-il respecter la disposition constitutionnelle voulue par les citoyens au risque de l’isolement ou privilégier les traités européens en contournant la volonté populaire par des artifices juridiques ? Difficulté supplémentaire, cette question doit être tranchée dans les trois ans, faute de quoi les contingents seront introduits par voie d’ordonnance. Ultime pression, l’UDC a déjà indiqué qu’elle ne tolérerait aucune faiblesse dans la mise en œuvre de son initiative. C’est dans ce contexte particulièrement sombre que le Conseiller fédéral Didier Burkhalter a profilé l’idée d’un nouveau vote dans un délai de deux ans, seule manière de sortir d’une impasse qui paraît totale. Mais nul ne sait si ce calendrier est jouable, ni même si un scrutin européen dont le contenu reste à définir peut être gagné.
Maintes fois répétées, les analyses du Nomes étaient exactes. En particulier, la méconnaissance de l’UE et le mépris de son action se sont payés cash dans les urnes. Pourquoi les Suisses se seraient-ils souciés de leurs liens avec un projet présenté depuis des années comme dérisoire ? De plus, le double jeu consistant à dire oui aux accords européens pour mieux dire non à l’Europe a également pesé lourd. Par opportunisme, chaque étape dans l’intégration a été présentée comme le prix à payer pour ne pas devoir s’intégrer davantage, tandis que l’adhésion était disqualifiée. Dès lors, pourquoi maintenir une proximité avec un dispositif dont les autorités ont souhaité s’éloigner ? Dernière faute, l’élévation d’une somme d’accords bilatéraux sectoriels au rang de « voie royale », idéale et pérenne, a laissé croire qu’aucune attaque ne pouvait menacer cette « solution suisse ». Pourquoi les citoyens auraient-ils dû ménager un édifice certifié aussi solide qu’éternel ?
Aujourd’hui, l’inquiétude que suscite l’état du pays tient moins à la précarité de sa situation juridique qu’à la pauvreté de sa conscience européenne. Autrement dit, l’attentisme n’est plus de mise. Même un plan de sauvetage minimum exige un sursaut vigoureux. Pour le Nomes, ce renouveau passe par différentes priorités, établies lors des récents Etats Généraux Européens organisés à Berne. Tout d’abord, le Conseil fédéral doit sortir de sa réserve et tenir un langage de vérité, qui ne masque pas les risques de l’isolement et montre enfin l’importance et la valeur de l’UE pour la Suisse. Deuxièmement, dans l’esprit de la stratégie Burkhalter, une correction du dilemme généré par la décision du 9 février est inéluctable. Il appartient donc aux parlementaires fédéraux de préparer un nouveau vote populaire, qui permette à la Suisse de rebondir et dont les chances de succès ne soient pas affaiblies par diverses complexités, notamment institutionnelles. Simultanément, plutôt que de se demander comment bénéficier des contingents les plus élevés, les gouvernements des cantons inquiets pour leur économie seraient bien inspirés de se battre ouvertement pour rétablir la Libre circulation des personnes. Quant aux partis politiques, notamment de droite, ils ont l’obligation de mettre en évidence sans détour les chances de l’intégration européenne, s’ils ne souhaitent pas encaisser une nouvelle défaite face à l’UDC.
Naturellement, le réveil des acteurs politiques ne dispensera pas la société civile de se mobiliser. Dans la mesure de ses moyens, le Nomes intensifiera son action. Signal fort, près de quatre cents nouveaux membres ont rejoint spontanément ses rangs depuis le 9 février. Ce développement soudain montre une prise de conscience. Mais pour convaincre une opinion sous l’emprise d’un isolationnisme omniprésent, des moyens considérables doivent être déployés. Il est donc vital que l’économie apporte un soutien matériel aux mouvements qui s’engagent pour une Suisse ouverte, sans lesquels la prochaine votation européenne ne sera pas gagnée. Une dernière exigence concerne chacun. Les citoyens doivent réaliser que le vieux truc consistant à se positionner dans la construction européenne pour les avantages et dehors pour les inconvénients est terminé. Bientôt, la Suisse devra choisir entre rester un Etat tiers ou s’arrimer fortement à l’UE et, dans cette perspective, l’adhésion redevient une option crédible.
Au plan économique ou en matière scientifique, les Suisses savent se battre, avec efficacité et des résultats brillants. En politique, cultivant les compromis et niant souvent les réalités qui troublent leur quiétude, ils n’aiment pas affronter leurs divergences ni leurs démons. Or, pour sortir de l’impasse actuelle, une révolution culturelle en matière de politique européenne est nécessaire. Aucune solution miracle ne permettra d’éviter une nouvelle bataille sur le destin du pays. Certes, affronter dès aujourd’hui le conformisme nationaliste n’est guère alléchant, mais ce devoir reste infiniment plus agréable que celui de vivre durant une longue décennie dans un isolement stérile.

La faillite du modèle suisse

Convaincus d’habiter une sorte de «Lampedusa alpin», où des hordes d’immigrés accaparent leurs logements et leurs emplois, les Suisses ont choisi de restreindre la libre circulation des personnes. Persuadés que l’Union européenne leur doit le respect et qu’ils ne lui doivent rien, ils ont décidé de négliger ses principes, tout en voulant jouer sur son marché. Vu de l’extérieur, où chaque peuple se contenterait volontiers de la moitié des richesses helvétiques, la Suisse ressemble au paysan de La Fontaine qui tue la poule aux œufs d’or pour gagner davantage. «L’Avarice perd tout en voulant tout gagner», dit la fable. L’argent oui, les immigrés non, a pensé la Suisse en trucidant allègrement les accords bilatéraux. Une telle faute s’inscrira dans les annales de l’illusion collective. Elle stupéfie, tant elle relève du masochisme. Pourtant, elle était prévisible. Trois phénomènes la rendaient structurellement programmée.
Premièrement, le recours croissant à la démocratie directe discrédite toute autre forme de gouvernance et stimule d’autant le populisme. Par nature, le droit d’initiative offre une rampe de lancement idéale aux campagnes protestataires. Il permet la réduction du complexe au slogan. Il stimule l’émotion au détriment de l’analyse. Il offre une arme efficace contre l’Etat et ses institutions.
Or ce droit se déploie aujourd’hui dans des sociétés où la Toile et les nouvelles technologies ont créé une «démocratie d’opinion». Portées par des flux bouillonnants, l’information, l’indignation ou la rumeur gonflent et s’autoalimentent à grande vitesse. Noyée dans ce maelström où domine l’immédiat, la mémoire politique devient plus courte. Volatile et privée de repères, l’opinion s’affranchit des partis classiques. Dans ce nouveau contexte, lancer un thème provocant et recueillir des paraphes n’est plus un problème : les réseaux virtuels permettent de mobiliser indignés et signataires avec une facilité grandissante. De même, la probabilité d’acceptation est beaucoup plus élevée, tant les citoyens assimilent désormais une votation à un sondage, où ils peuvent donner un signal aux élus sans se soucier des conséquences.
En tout, vingt et une initiatives ont été acceptées par le peuple et les cantons. Il a fallu cent vingt ans pour que les dix premières soient engrangées, alors qu’onze ont passé la rampe dans les vingt dernières années. Et dans la dernière rafale, toutes posent des problèmes de mise en œuvre. Comme la «société de la communication» ne va pas disparaître, cette tendance n’a aucune raison de s’inverser. Cette prolifération d’initiatives, devenues instruments de marketing, stresse la société sans la faire avancer et répète les mêmes débats sans améliorer leur qualité.
Dès lors, pour rester dans le mouvement, les élus et les journalistes pratiquent souvent une sorte de «populisme préventif». On accepte les codes des incendiaires. On renonce aux idées au profit d’images simplettes. On valide des diagnostics erronés. On parle des «élites», de la «base», de la «classe politique» et du «pays réel», sans mesurer combien  ces constructions mentales sont filles du populisme. Bref, on aggrave la spirale inflationniste en croyant la juguler. Autrement dit, depuis quelques années, la Suisse est entrée dans un régime incontrôlable de «démagogie directe».
Deuxième phénomène, la «concordance arithmétique», c’est-à-dire la présence de tous au pouvoir sans le moindre accord programmatique, génère une «irresponsabilité politique» générale. Une démocratie directe triomphante appelle un point de vue gouvernemental structuré. C’est de la dialectique entre ces deux pôles que peut résulter un projet sensé pour le pays. C’est la clarté sur les actes qui permet le jugement citoyen.
Or, à l’inverse, tout le monde est au pouvoir, dont rien n’est véritablement lisible. Personne n’est hors du jeu, capable de l’éclairer par une pensée décapante. Tous les grands partis sont au gouvernement et dans l’opposition, amis et ennemis suivant les sujets, disqualifiés à tour de rôle par des jeux tactiques à géométries variables auxquels l’opinion ne comprend rien. Ainsi, les nombreux talents que comporte la politique suisse sont comme des abeilles dans un bocal. Ils s’agitent et s’épuisent à la recherche de la meilleure trajectoire, sans savoir que le vrai problème est la vitre à laquelle ils se heurtent sans fin. Sans surprise, les citoyens se détournent de ce tourbillon en vase clos, sans finalité ni responsable.
Une démocratie structurellement populiste couplée à un pouvoir illisible constitue un cadre si pervers qu’il doit être considéré comme parfait. C’est le troisième phénomène : le système suisse n’est tolérable qu’en décrétant tous les autres inférieurs. Particularisme épuisant et mythifié, il ne se définit qu’a contrario. Du coup, un nationalisme endémique marque la vie politique. La démocratie suisse est un exemple. Elle est plus complète et plus aboutie que celles qui nous entourent. Elle est notre bien le plus précieux. Le monde entier nous l’envie. Elle appelle un infini respect de l’extérieur, qui doit prêter à ses décisions une qualité supérieure à celles prises dans leurs simples Républiques. Ces illusions nourrissent les jeunes suisses de l’école à l’université, avec une imprégnation culturelle dont on voit les conséquences.
Populisme, irresponsabilité et nationalisme, ces trois fléaux sont encouragés par un système en fait plus rustique que vertueux. Les institutions ont pour devoir d’assurer un cadre stable, même quand la société dysfonctionne. En Suisse, ce sont les institutions qui la déchirent et la conduisent au bord de l’abime. Le clash du 9 février 2014 illustre magnifiquement ce paradigme. Violer la volonté populaire ou nos engagements internationaux ? Cette équation sans solution est l’expression même de l’initiative vécue comme un droit sacré et sans limite. En réalité, la victoire de l’UDC n’a pas seulement ouvert une crise majeure, elle a aussi acté la faillite du modèle suisse.
Demain, les forces vives du pays doivent se rassembler pour reconstruire l’idée européenne. Simultanément, un débat sur la démocratie directe et les institutions s’impose. Si ce double sursaut ne se manifeste pas, si aucune réforme n’est envisagée, alors les scrutins qui braquent un pistolet sur la tempe du bien commun se répéteront, avec de nouveaux accidents. La Suisse se marginalisera, perdra son attrait et ses atouts, pour s’enfoncer peu à peu dans les difficultés économiques et la paranoïa. Et dans vingt ans, isolée, anémiée, défaite, elle demandera son adhésion à l’Union européenne. Ce sera une reddition, sans gloire et sans condition. L’histoire aura présenté sa note. Celle qu’elle réserve aux bourgades arrogantes, dont la richesse masque trop longtemps le refus de se mettre en question.