Certes, la démocratie directe n’est pas en soi un moteur du populisme. Si elle fonctionne bien, elle peut même contribuer à le contenir. Malheureusement, telle qu’elle s’exerce en Suisse, c’est-à-dire sans le moindre garde-fou, elle lui sert de catalyseur. Dans ce débat, le référendum n’est pas concerné. Instrument de contrôle du législateur, il se borne à lui renvoyer sa copie, quand les citoyens la jugent inadéquate. Tout autre est le droit d’initiative, qui permet pratiquement à n’importe quelle idée de faire irruption sur la scène publique.
Or ce mécanisme n’est pas neutre, en termes politiques et sociologiques. Par nature, l’initiative a des vertus asymétriques. Elle est inopérante pour mettre en place une réforme approfondie. A une proposition forcément complexe, chacun peut trouver au moins une bonne raison de dire non. Par contre, elle est d’une efficacité redoutable pour rassembler les mécontents sur une idée simple. En proposant des mesures brutales, en désignant des fautifs, en agressant les institutions, elle augmente considérablement ses chances de succès. En fait, l’instrument donne sa pleine mesure quand il coïncide avec le populisme : simplisme outrancier, stigmatisation de certains habitants, croisade contre le système.
Deuxièmement, nul n’est besoin qu’une proposition triomphe pour qu’elle marque la société. Dès qu’une idée, même aberrante, a réunit les signatures exigées, elle se transforme en débat légitime, auquel ni les partis, ni les médias, ni les citoyens ne peuvent se soustraire. Et plus l’initiative est agressive, plus elle attire l’attention. Actuellement, aucune barrière ne protège les droits fondamentaux ni la démocratie elle-même d’une attaque en votation. Des mesures discriminatoires ou liberticides peuvent occuper fièrement la place publique sous couvert de bonne démocratie, alors qu’elles n’auraient pas dû quitter les milieux extrémistes qui les agitent.
On répliquera qu’un débat validé par cent mille signatures devient pertinent. Hélas, il est facile de séduire en désignant des boucs émissaires, de surcroît en demandant un paraphe qui n’engage à rien. De plus, la barre qui doit être franchie est aujourd’hui dérisoire : cent mille signatures ne représentent plus que 1,9% des citoyens. Dans une société numérique où la diffusion de documents via les réseaux sociaux est d’une facilité inouïe, le droit d’initiative est devenu un outil de marketing, facilitant par nature la promotion de thèses haineuses et brutales.
Les résultats sont là, incontestables. Dans une Suisse où les citoyens ne cessent de voter, l’UDC est devenue le premier parti en affirmant que les élites confisquent le pouvoir. Dans une Confédération qui se pense exemplaire, le Conseil fédéral a peur du peuple et s’abrite derrière les travaux du Parlement, dont la légitimité est niée par les populistes. Dans un pays qui se croit tolérant, le simple examen critique d’institutions datant du 19e siècle est devenu une trahison. Autrement dit, la démocratie directe n’a pas exercé d’effet préventif sur le développement des idées populistes, mais a contribué à les inscrire dans l’ADN citoyen. Ainsi, ce n’est pas l’UDC qui a perverti l’initiative, mais la rusticité de cet instrument mythifié qui a favorisé son succès. Protéger la dignité humaine, adapter le fonctionnement du droit d’initiative pour qu’il retrouve un rôle de stimulant constructif plutôt que de jerrican au service des incendiaires populistes, ces réformes sont nécessaires et possibles. La démocratie n’est pas une structure vide, mais une démarche vivante, une intention de la société, une recherche de civilisation. Dans cette optique, ses institutions ne sont jamais innocentes et toujours perfectibles.
Longtemps, les signes avant-coureurs de la tempête se sont accumulés. On les voyait envahir l’horizon, on pouvait les nommer. D’abord, les cumulus noirs d’un nationalisme renaissant couvrirent le ciel. Puis vinrent les coups de tonnerre des populistes, bretteurs avides de pouvoir. Enfin, le vent mauvais du simplisme brutal souffla sur les têtes. Aujourd’hui, la tempête fait rage. Inimaginable, le Brexit a été voté. Impensable, la présidence Trump est en marche. Incontrôlables, les mouvements extrémistes font l’agenda. Or, les alarmes ne retentissent pas. Parce qu’elle est sur nous, la tempête a disparu des écrans radar. Alors qu’elle se renforce, elle devient progressivement la normalité. Violente, elle a retourné les esprits comme des parapluies. Sans pitié, elle a fait tomber les masques de ceux qui l’admiraient en secret.
Ce grand retournement frappe des valeurs fondamentales, avec des conséquences inouïes. La liberté, si chèrement payée au siècle dernier, fait aujourd’hui sourire. Nouvelle tendance, la contrainte la remplace. Dans cette folle bascule, l’Union européenne devient l’ennemie des peuples, tandis que Poutine incarne leur salut. Vive les régimes autoritaires. Au diable les Droits de l’homme, les textes et les juges qui les protègent. A bas la liberté pour les personnes de se mouvoir, pour survivre ou chercher du travail au delà de frontières à nouveau sacrées.
Deuxième renversement, la prospérité n’est plus liée aux échanges, mais à leur diminution. Le paradis, c’est le protectionnisme. L’enfer, c’est la mondialisation. Finissons-en avec ces organisations internationales, ces traités commerciaux et ces marchands cosmopolites. Chacun chez soi, chacun pour soi. Au lieu d’élever les protections sociales à des échelles plus vastes que la nation, on veut s’anémier dans un entre soi économique. Comme si demain, les barrières douanières allaient inciter les milliardaires à partager leur fortune. Dans une logique absurde, on parie sur une pauvreté collective retrouvée pour mettre fin aux injustices.
Sans surprise, la tempête n’a pas épargné la pensée. Le langage, tout d’abord, a été retourné comme une vieille chaussette. La recherche du mot juste, le respect de l’opinion adverse, les périphrases pour ne pas blesser autrui, ce long travail des sociétés multiculturelles pour qu’une parole puisse vivre entre des individus différents a été balayé. L’outrance, la vulgarité, l’invective et surtout la stigmatisation, cette déconstruction de la civilisation, sont devenues la règle. De même, l’étude, la recherche, l’exploration de la complexité, l’interrogation des certitudes ont été remplacées par le simplisme tonitruant. Moins on en sait, mieux on se porte. A bas les écoles, haro sur les universitaires.
Certes, la tempête s’est levée côté droite. Ploutocrates ou identitaires, les Trump, Erdogan, Orban, Farage, Wilders, Le Pen et autres Blocher détestent la sociale démocratie et veulent sa perte. Hélas, d’autres courants sont contaminés. Tristement, on voit certains représentants égarés de la gauche instruire le procès de leur propre camp. Dans leur bouche, la victoire de la haine devient la faute de ceux qui la combattent. Nos élus ont abandonné le peuple, disent-ils. Les classes populaires sont orphelines, ajoutent-ils, sans voir combien ce paternalisme suggère des citoyens davantage soumis à l’autorité d’un chef qu’émancipés de leur condition. Quand des allégations obscures sont répétées de tous côtés, elles finissent par briller comme l’acier. Entre les mâchoires populistes, l’espace ne cesse de se réduire.
Même si les périodes ne sont pas comparables, ces mécanismes font songer aux années Trente. Même si des évolutions similaires ne sont pas forcément à craindre, nombre de phénomènes se ressemblent. Or, dernier retournement, le passé et ses leçons n’existent plus. Le présent ne peut être évalué qu’à l’aune d’un avenir présenté comme apocalyptique si le pouvoir n’est pas donné aux leaders souverainistes. N’évoquez plus ni le fascisme, ni le nazisme, nous ne tolérons plus ce rappel, protestent les populistes. Mais quelle autre science politique avons-nous, pauvre humanité, si ce n’est la mémoire de nos erreurs ? Magnifique escamotage, l’histoire n’existe plus. D’une bourrasque, la tempête l’a remplacée par l’identité. Nationale ou sociale, seule l’identité a désormais le droit de nourrir l’analyse.
Si vous êtes juif, musulman, noir, immigré, artiste, chercheur, intellectuel, marginal, cosmopolite, homosexuel ou simplement attaché aux libertés fondamentales, prenez garde, les « hommes forts » au service du « vrai peuple » sont de retour. Si vous les ménagez, eux ne vous épargneront pas. Naturellement, à terme, ils échoueront. Mais après quels dégâts faits aux démocraties ? Après combien de souffrances infligées aux populations ? Dans un monde à l’envers, il faut garder le cœur à l’endroit. A chaque injustice, réagissez, sans vous décharger sur autrui, ni espérer que le temps réglera l’affaire. Et si la sottise vous traîne un jour vers la charrette qui mène sur la place où les opportunistes se moquent des insoumis, n’hésitez pas, montez ! La tête haute.
Désormais, je ne veux payer que ce que je consomme. Apparemment logique, cette attitude est en train d’empoisonner les relations déjà complexes entre les individus et les institutions. Le passage du « citoyen en charge de l’intérêt général » au « consommateur de la démocratie » devient une tendance lourde de nos sociétés. Trois phénomènes alimentent cette évolution. Tout d’abord, face à un monde ouvert, insaisissable et incertain, le repli dans l’accomplissement de soi rassure. Déconcertants, les changements d’échelle incitent les individus à se réfugier dans une petite sphère régie par leurs particularismes. Sorte de grand lâcher prise politique, la restriction de la vie publique à l’ego s’effectue au détriment de la perception d’un destin commun. Deuxièmement, à ce repli protecteur s’ajoute le rejet des structures. Pour un nombre croissant de citoyens, les systèmes organisés sont par nature oppressifs ou ringards. Ainsi, l’affirmation de soi semble avoir pour corollaire le dénigrement des institutions, dans une sorte de défiance automatique. Enfin, les nouvelles technologies créent des attitudes basées sur la satisfaction immédiate des attentes personnelles. Grâce à son objet connecté, chacun obtient aussitôt les mots, les sons, les images, les produits, les prestations qu’il désire. Dès lors, la société numérique tend à confondre l’Etat avec un fournisseur de commandes en ligne, qui serait bien avisé de remplacer ses administrations par des algorithmes.
Cette domination d’un consumérisme narcissique interroge toutes les démocraties. Mais elle menace directement la Suisse, qui offre à l’égoïsme le tremplin de l’initiative populaire. Plusieurs votations illustrent ce phénomène. La première portant sur les transports constitue l’archétype de la démarche individualiste et nuisible. Postulant que les automobilistes suisses sont des « vaches à lait » injustement traites par le Confédération, elle veut attribuer la totalité des recettes sur les carburants aux infrastructures routières. Or, la Suisse occupe déjà le second rang des pays européens qui investissent le plus pour le développement et l’entretien de leurs routes par rapport à leur PIB. Simplette, l’idée que l’argent de la route ne doit servir qu’à la route revient donc à priver chaque année la formation, la recherche, l’agriculture, l’armée, l’aide au développement, les transports régionaux d’un montant total de 1,5 milliards de francs. En fait, la transformation d’un impôt transversal en taxe affectée à une seule tâche menace de nombreux secteurs vitaux, tout en inondant de capitaux une caisse routière qui n’en manque pas. Dans le même esprit, l’initiative abusivement nommée « pour les services publics » veut proscrire les financements croisés des prestations, tout en interdisant aux entreprises concernées de poursuivre un but lucratif. Au passage, dans un marketing habile, elle prévoit d’étêter les salaires de leurs dirigeants. Mais sa vision centrale reste un silotage des politiques, couplé à une interdiction des bénéfices. Ces nouveaux carcans sont censés limiter le pouvoir de services publics devenus incontrôlables, pour mieux servir les besoins des consommateurs. Enfin, dans le sillage de ces deux démarches se profile déjà l’initiative No Billag, qui demande la suppression pure et simple de la redevance radio–télévision. Que chacun consomme et paye ce qui lui convient, telle est la philosophie individualiste de cette destruction de la SSR.
On voit donc naître une forme de néo-populisme, qui utilise les vieux réflexes de la démagogie classique, tout en rénovant son langage. Dans cette grammaire relookée, l’ennemi n’est plus l’étranger, l’immigré, le musulman, le marginal, le demandeur d’asile, mais l’Etat, le système, l’administration, l’institution. La cible n’est plus une liberté ou un droit, mais l’impôt ou la loi. La mise en scène n’est plus la peur des populations stigmatisées, mais la révolte contre les pouvoirs abusifs. Le registre n’est plus le rejet d’autrui, mais le refus de l’ordre dépassé. Dans ses habits neufs, ce populisme est doublement dangereux. D’une part, il paraît moderne, branché, libéré, futuriste, enfant talentueux du numérique, quand il utilise de vielles recettes. D’autre part, il semble au service de tous les consommateurs, alors qu’il défend souvent des intérêts particuliers.
Certes, permettre aux citoyens de se réapproprier les grandes structures étatiques et de revitaliser leurs relations avec les institutions constitue une vraie nécessité. Mais ce défi complexe appelle des réflexions profondes, ainsi que des efforts durables de tous les acteurs. Face à cette exigence austère, il est à craindre qu’une « consocratie » désinvolte exerce une séduction croissante. Hélas, son principal effet sera d’exploser les systèmes en place. Or, une fois les cadres détruits, les solidarités détricotées, le contribuable découvrira que l’achat de prestations étatiques au coup par coup lui coûte plus cher, sans améliorer leur qualité. Hasard heureux de l’histoire, puzzle improbable, la Suisse est le fruit d’une longue patience, faite de financements croisés, de péréquations complexes, de structures biscornues mais efficaces. Casser les cadres existants à coup d’initiatives consuméristes relève de l’aveuglement autodestructeur. En démocratie directe, l’hypertrophie du moi conduit à une atrophie du pays, qui organise peu à peu sa ruine et celle de ses habitants.
Quand la Suisse s’éveille, c’est en général pour mieux se rendormir. Elle ressemble au bourgeois qui aime les chocs de la vie, pour autant qu’il puisse les oublier au plus vite dans les bras de son fauteuil. Sauf exception, un événement politique fort n’ouvre pas une séquence de changement, mais la ferme aussitôt. Après chaque secousse, l’opinion se félicite qu’elle soit passée et croit éviter les suivantes en retombant dans un immobilisme pensé comme le meilleur moyen d’éviter les problèmes.
Hélas, il est probable que le sursaut citoyen du 28 février contre l’initiative UDC vérifie ce principe. Même s’il reposait sur un socle d’arguments rationnels, ce réflexe salutaire s’est structuré sur la peur : celle de savoir que le moindre voleur de pommes étranger risquait d’être expulsé, châtiment insensé menaçant un nombre considérable d’habitants et qui a fini par effrayer la majorité des Suisses. Manifestement, ce sont des émotions fortes qui ont provoqué une levée de boucliers contre l’initiative « de mise en œuvre ». Pour une fois, la peur a changé de camp. Mais cette crainte ne constitue pas encore une prise de conscience de la dangerosité du populisme, encore moins un tournant de société préparant une remise en question des fonctionnements helvétiques. En réalité, les Suisses ont évité de tirer un nouveau boulet dans la coque de leur démocratie déjà percée en plusieurs endroits. Aujourd’hui, réalisent-ils que la votation du 28 février n’a rien résolu ?
Tout d’abord, le non n’a pas protégé un acquis humaniste, mais une première initiative UDC contre les criminels étrangers, dont le contenu déjà choquant ne fait pas particulièrement honneur à la Suisse. Deuxièmement, ambigüe, manipulatrice, incompatible avec nos engagements européens, l’initiative contre l’immigration adoptée le 9 février 2014 a ouvert une crise qui reste sans solution et qui nuit à l’économie. Troisièmement, de nouvelles démarches populistes dangereuses vont mettre notre pays à l’épreuve. La soudaine lucidité de Christoph Blocher évoquant une possible retenue de son parti dans l’usage de la démocratie directe ressemble à un serment d’ivrogne. De plus, le chef des tribus souverainistes ne contrôle pas toutes les officines susceptibles de bombarder la Suisse d’initiatives aussi extrémistes qu’inapplicables. Enfin, la culture populiste continue à dominer la scène publique. Rien ne semble entrepris pour la contrer. Les consciences paraissent s’être désactivées, satisfaites qu’un résultat net légitime un nouveau sommeil.
Or, demain, qui aura peur de dire non aux juges étrangers ? De même, quel mouvement créera une émotion en faveur du droit international ? A terme, quelle part de la société sera toujours prête à se mobiliser contre ces initiatives sottes, simplistes, infâmes, en apparence tolérable, mais souvent destructrices, qui ne manqueront pas de se présenter ? Rien ne permet d’affirmer que des forces clairvoyantes se lèveront à chaque fois que la Suisse affrontera un vote impliquant de choisir entre la raison et le désastre.
Sur ces questions existentielles, la doxa avance deux postulats. Le premier veut que le risque généré par l’exercice du droit d’initiative sans garde-fou soit le prix à payer pour disposer d’une démocratie aussi vaste que possible. Mais que gagne le peuple quand lui sont soumises des propositions impossibles à trancher ou dont nul n’est en mesure de lui décrire les conséquences réelles ? Le second est que les Suisses finiront bien par comprendre que les populistes les instrumentalisent et que leurs idées doivent être repoussées. Cette foi dans une autorégulation des peuples, que l’histoire dément, fait penser à l’autorégulation des marchés, dont on sait les limites. Certes, les leaders populistes et les dictateurs finissent toujours par tomber, mais après avoir mis leur pays dans quel état ? Combien de guerres, combien de misères font-ils endurer à leurs administrés avant de s’autodétruire ?
En réalité, l’attentisme actuel revient à jouer à la roulette russe. La plupart du temps, le scrutin tel un doigt sur la gâchette ne provoquera pas d’impact. Mais il est aussi possible qu’une balle frappe un jour la Suisse, générant des lésions plus graves encore que celles du 9 février 2014. L’initiative populaire n’est pas un sondage en ligne, elle ne tire pas des balles à blanc, mais des dispositions constitutionnelles, valeurs suprêmes de notre droit, injonctions faites au pouvoir en place. Laisser n’importe quelles mesures brutales menacer la Suisse au travers de campagnes imprévisibles constitue déjà par nature un pari risqué. Mais renoncer à interroger cette pratique alors que nous sommes entrés dans le monde des flux ininterrompus de sensations éphémères tient de l’aveuglement. Aujourd’hui, les opinions sont devenues volatiles, flottant au gré du buzz et des images simplificatrices. Demain, formatées par la société numérique, elles se détacheront encore davantage des analyses structurées et des pouvoirs constitués. Simultanément, les partis et les associations portant le camp de la raison commencent à être épuisés par la multiplication de scrutins aléatoires. Les esprits sont lassés et les caisses sont vides. En clair, le 21e siècle s’annonce extrêmement périlleux pour la démocratie suisse.
Dans ce contexte, n’est-il pas temps de poser le pistolet pour réfléchir et envisager des réformes ? Pragmatique, la Suisse devrait oser un aggiornamento de ses fonctionnements pour éviter des catastrophes. Nul ne peut imaginer qu’un romantisme insoupçonné lui fasse aimer la roulette russe. Dès lors, ce sont probablement la paresse et la lâcheté qui l’incitent à préférer le hasard à l’examen de ses structures. Le 28 février, un éclair de lucidité a balayé l’initiative UDC. Quand les sombres visées du populisme et la part obscure de la démocratie directe seront-elles mises en pleine lumière ?
Souvent, les Suisses aiment recenser les malheurs du monde pour y lire en contrepoint l’énoncé de leurs vertus. Jamais, ils n’ont pratiqué cet exercice avec autant d’ardeur qu’aujourd’hui. Sur la place publique, faire la leçon à nos voisins proches ou lointains est devenu la règle. Par principe, il ne semble plus imaginable qu’un pays étranger puisse conduire une action pertinente. A l’inverse, les blocages intérieurs sont minimisés, même quand ils montrent une Suisse en danger. Quotidien, un vaste travail de déni collectif fait de chaque impasse une raison supplémentaire de s’obstiner dans la même voie. Aucun changement de paradigme n’est concevable. Rien ne doit altérer un modèle que le monde entier nous envie.
Ce narcissisme illustre l’inféodation du pays au populisme. Dominante, sa grammaire impose de fustiger l’étranger et les étrangers, tout en célébrant la sagesse du peuple suisse exprimée dans des votations toujours plus nombreuses. Dès lors, désactivées, les consciences ne mesurent plus à quel point certaines pratiques sont au bout du rouleau, même quand le rappel des faits est cruel.
Le Conseil fédéral vient d’être renouvelé, sans que le parlement s’interroge sur son orientation politique. Clé de sa composition, l’arithmétique a renforcé ses divisions, en doublant la représentation de l’UDC. Résultat, dans un « régime de discordance » qui tourne à la farce, deux magistrats provenant d’un mouvement extrémiste préconisent l’isolement de la Suisse et la violation de droits fondamentaux, tandis que leurs collègues tentent de l’empêcher. La seule ressource du système est d’atténuer ce non sens en mettant au pouvoir des ministres sans envergure, pour que le déchirement de l’exécutif s’effectue sans fracas. Perçoit-on l’absurdité de construire un gouvernement suffisamment faible pour que sa discrétion masque ses désaccords ? Voit-on le danger de se contenter d’un exécutif structurellement paralysé dans une société où les ravages du populisme ne font que commencer ?
Plus inquiétantes encore, les dérives de la démocratie directe montrent un modèle au bord de la faillite. Le 28 février, nous votons sur une initiative saugrenue, qui veut « mettre en œuvre » une précédente sur le renvoi des criminels étrangers. Bousculant les institutions, cette démarche est de type « putschiste ». Premièrement, elle a été lancée sans attaquer la loi d’application de la première initiative en référendum, ni même attendre que le parlement ait achevé sa rédaction. Par conséquent, en cas de oui, la décision du souverain exprimée dans le scrutin initial ne sera pas respectée. C’est donc une forme de cannibalisation de la volonté populaire qu’organise cette initiative de mise en œuvre. Deuxièmement, inhumaine, elle viole le principe de proportionnalité, fondement de l’équité depuis la nuit des temps. Troisièmement, elle écarte d’un revers de main la justice suisse, en imposant l’automaticité des expulsions. Quatrièmement, elle torpille les Chambres fédérales, en proposant des articles constitutionnels directement applicables.
Pourquoi la Suisse ne condamne-t-elle pas massivement une opération qui annonce une forme de dictature populiste, où les pulsions brutes dictent la loi ? Quel aveuglement la conduit à commenter la montée des idées totalitaires en Pologne ou ailleurs, sans voir qu’elles dominent déjà sa démocratie ? Pourtant, depuis des années, l’UDC a tombé le masque. Son idéologie nauséeuse et ses projets destructeurs sont clairement affichés. Rien n’est caché, tout est revendiqué, proclamé et, surtout, mis en œuvre. Etrangement, les attaques des populistes ne troublent guère les Suisses, quand elles devraient provoquer leur sidération.
En fait, cette passivité tient au refus de nommer l’UDC, pour se protéger du réel. Incapable d’admettre la réussite spectaculaire d’une faction violente sur son sol, la Suisse s’obstine à la voir comme un parti classique. Parce que Christophe Blocher et ses amis n’ont pas créé un front ex nihilo mais ont eu l’habileté de faire une OPA sur un petit parti agrarien qui n’était plus qu’une coque vide dans les années 80, l’immense majorité des médias, des élus, des politologues et des citoyens traitent l’UDC comme le PS, le PLR ou le PDC, avec les mêmes schémas de pensée et les mêmes grilles de lecture. Certes, ses coups de boutoir ne sont pas occultés, mais il lui est prêté des finalités et des fonctionnements similaires aux autres formations politiques. Or l’UDC n’est pas de même nature. Elle vérifie, par contre, les paramètres qui caractérisent un « mouvement populiste ».
Marchant derrière ses chefs comme une armée derrière ses généraux, le mouvement populiste est en croisade contre les institutions. Justicier, il célèbre de manière obsessionnelle un peuple idéalisé, homogène et sans défaut, victime des « élites » ou du « système », qui le méprisent et le trompent. Sacrée, sa mission tend à le placer au-dessus des lois et des usages. Elle justifie ses outrances et l’autorise à « renverser la table ». Menaçant, le mouvement agite les peurs, désigne des boucs émissaires, stigmatise les étrangers, pourfend « les parasites protégés par les élites », qui ruinent le pays et rendent son action nécessaire. Irresponsable, il n’a pas d’exigence de résultat et ne rend jamais de compte. Seul le pouvoir l’intéresse. Dans ce but, il n’hésite pas à créer les problèmes qu’il dénonce, tel l’incendiaire qui met le feu à la maison, puis désigne les flammes pour justifier ses cris. Obligé de provoquer pour survivre, jamais il ne se normalise et seule l’opposition résolue de ses adversaires le neutralise.
Dans cette optique, le 28 février pose une question simple au modèle suisse : le sursis ou le chaos. Toutefois, même si le texte insensé de l’UDC devait échouer, d’autres viendront du même camp, tout aussi dangereux. Si le pays n’ouvre pas rapidement les yeux sur la nature des forces qui le déconstruisent, il finira par perdre une bataille décisive dont il mettra des générations à se relever. Sans scrupule et bien armé, installé au cœur du pouvoir, le populisme tient la place. Le regarder en face, sans baisser les yeux, nommer ses fantasmes, à voix haute, refuser de jouer avec lui, par principe, tel est le sursaut moral impératif pour qu’un jour la Suisse retrouve la raison.