Le Temps

La Suisse en Europe ou le syndrome de Gulliver

Avec un talent indéniable, la Suisse tente souvent d’ignorer les défis centraux pour se perdre dans les nuages ou s’enfouir dans les détails. Face à un obstacle, soit elle multiplie les colloques qui redéfinissent le monde, inventent la société idéale, théorisent l’écologie, réclament une autre Europe ou élaborent la démocratie parfaite. Soit, avec le zèle d’une taupe minutieuse, elle creuse des galeries dans le nano juridisme et la bureaucratie pointilleuse. Dans les deux cas, elle travaille à ne pas traiter le problème qui l’interroge.


On appelle syndrome de Gulliver la difficulté qu’éprouvent certaines personnes à situer leur action au bon niveau. Indécises, anxieuses, perfectionnistes ou disposant parfois d’un haut potentiel, elles peinent à gérer leur existence, préférant se réfugier dans les grandes idées ou se cacher dans des tâches minuscules. Gulliver, le héros de Jonathan Swift, n’est jamais de la bonne taille au bon endroit. Géant chez les Lilliputiens, nain au pays de Brondingnag, il est en constante inadéquation avec les sociétés qu’il visite. Le syndrome qui porte son nom évoque la fuite dans l’inatteignable ou l’insignifiance.


Aujourd’hui, la Suisse est pétrifiée face à la guerre qui ravage son propre continent. Alors que l’invasion de l’Ukraine défie les démocraties européennes, elle se complaît dans les grandes théories sur la neutralité ou les arguties juridiques pour savoir si des munitions vendues à l’Allemagne peuvent être transmises au pays agressé. Certes, elle a repris les sanctions européennes contre la Russie, mais elle reste isolée de sa famille géopolitique. Autrement dit, elle se montre incapable de régler la question fondamentale, celle de sa relation institutionnelle avec l’Union. En fait, elle a rompu les négociations sur l’accord-cadre pour se débarrasser d’une interrogation existentielle qu’elle n’a pas le courage d’affronter.


Trente ans après le refus de l’EEE, la Suisse a rejeté le traité qui lui aurait permis de sécuriser ses relations avec l’Europe. Or, cette fois, une solution de rechange sera très difficile à trouver. La rupture des négociations a saboté la voie bilatérale qui constituait déjà le Plan B compensant le vote négatif de 1992. En réalité, depuis trente ans, la Suisse ne parvient pas à prendre en mains son destin de pays européen situé au cœur de l’Union et profondément intriqué dans son développement. Elle préfère cultiver l’illusion de pouvoir éternellement accéder au grand marché européen sans clarifier son statut, tout en promettant de le faire un jour.


Cette incapacité de traiter une question clé ne dérange guère une opinion anesthésiée par les vieux récits europhobes. Quant à ceux qui veulent la résoudre, ils répètent le syndrome de Gulliver avec une application remarquable. Certains, lassés des bricolages, rêvent d’une adhésion dont ils savent qu’elle est aujourd’hui inconcevable. D’autres, misant sur une récente embellie de la relation, imaginent une stratégie salami faite de tranches de sous accords-cadres rendues plus favorables à la Suisse par des juristes inspirés. Dans ces approches, les seule voies réalistes sont négligées précisément parce qu’elles sont opérationnelles. La première consisterait à repêcher l’accord-cadre complété de précisions levant certaines craintes et permettant aux opposants de sauver la face. La seconde passerait par une relance de l’EEE, option présentant de nombreux avantages matériels et politiques. Dans l’immédiat, pathologie révélatrice, seules des solutions inexistantes ou inatteignables sont discutées.


Alors que les défis du siècle se multiplient et que la guerre est de retour en Europe, il est urgent que la Suisse apprenne à situer son action au niveau prioritaire et pertinent. Nécessité fait loi. Faute de quoi, dans un rétrécissement inéluctable, elle n’évoquera bientôt plus qu’une seule étape des voyages de Gulliver, celle d’une île oubliée quelque part et peuplée de Lilliputiens.

L’Europe au secours de la Suisse

Lettre ouverte à Madame Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, publiée dans Le Temps du 21 octobre 2021.

Madame la Présidente,

Permettez à un citoyen suisse de s’adresser à vous, malgré la rupture de négociation que son gouvernement a cru bon d’effectuer avec l’Union européenne. J’imagine la lassitude qui doit vous saisir à chaque évocation d’une Confédération dont la loyauté n’est pas la première qualité, bien qu’elle profite fortement du projet européen. Aveugle, mon pays n’a toujours pas compris la force de l’intégration et croit mieux défendre ses intérêts en la freinant qu’en la favorisant. Arrogant, il estime que ses vertus doivent lui garantir des conditions d’accès au marché moins contraignantes que celles exigées des Etats membres.

Pour autant, je me permets par ces lignes de solliciter la bienveillance de votre Commission. Si je crains que les îles britanniques ne puissent être délivrées de leurs rêves d’Empire retrouvé, je crois que l’ilot helvétique peut encore être détourné de son isolement orgueilleux. Mais pour ce faire, il a besoin de votre aide. Or celle-ci ne doit pas se concrétiser par l’octroi de concessions supplémentaires, en l’absence d’une stratégie de sortie de crise. Il ne s’agit pas de punir la Suisse, ni même d’accentuer les effets négatifs de sa marginalisation pour la conduire à réviser ses jugements. De manière plus existentielle, il est temps de l’aider à résoudre la question européenne qu’elle ne parvient pas à trancher. 

Le rejet de l’accord cadre, qui représentait pourtant un compromis typiquement helvétique, ne repose pas que sur un souverainisme sourcilleux. Il tient beaucoup à l’incapacité des Confédérés de s’unir. Il constitue la décision qui masque l’impossibilité de décider. Aveu de faiblesse et non de solidité, il montre l’espoir d’effacer un problème en lui tournant le dos. L’histoire le montre, la Suisse excelle à faire des affaires en toutes circonstances. Par contre, elle répugne à endosser les responsabilités d’un Etat acteur de la géopolitique. Aujourd’hui, elle est prise dans un double enfermement. Un nombrilisme culturel l’empêche de saisir la valeur de la construction européenne. Un blocage structurel voit ses fonctionnements archaïques ne plus parvenir à produire de stratégies cohérentes. Elle devient donc une experte en procrastination, que sa richesse lui fait prendre pour de la sagesse. 

Madame la Présidente, ma conviction est que la Suisse sera un jour membre de l’UE, défendant les politiques européennes et fière de participer aux prises de décisions. Et cet objectif sera toujours le mien. Toutefois, dans l’immédiat, je reconnais qu’elle n’a pas la capacité de cette ambition. La solution transitoire est donc de montrer que le statut d’Etat tiers est une prison, dont l’Espace Economique Européen est la clé. A nous, Suisses, d’admettre que la voie bilatérale n’a plus d’avenir et que l’érosion inéluctable des accords existants nous conduit au désastre. A nous, citoyens lucides, d’ajouter que nous refusons cet enfermement de notre pays pénalisant sa jeunesse, sa relève, ses entreprises et ses valeurs. A nous, toujours, de nous battre pour que la Confédération se remette en mouvement. A vous, Européens, de signifier sans le moindre doute que le temps des bricolages est terminé et que le seul accès fluide au grand marché pour un non membre s’appelle désormais EEE. Stimulée par cette double pression, la Suisse se résignera à quitter sa prison. Trente ans après une première tentative infructueuse, elle passera enfin le seuil de l’EEE. Elle éprouvera alors le soulagement des faux rebelles quand le poids des décisions qu’ils ont eu tant de peine à prendre leur est ôté.  

Madame la Présidente, la Suisse est fille de l’Europe. Etourdie par sa réussite, elle a parfois besoin d’être rappelée à la raison. En ne cédant pas à ses caprices mais en lui désignant d’une main ferme la voie qui peut la délivrer de ses tourments, vous témoignerez de votre souci de son destin. 

En vous remerciant d’avance de votre action si nécessaire, je vous prie de croire, Madame la Présidente, à l’assurance de ma haute considération.

La Suisse marche-t-elle vers un nouveau Marignan ?

Parfois, l’Histoire ressemble à un carrousel dont les chevaux de bois sont régulièrement enfourchés par des rêveurs croyant trouver l’étalon qui les conduira à la victoire. Certes, chaque époque est unique. Pourtant, il existe aussi d’étonnantes résonances à travers les siècles. Soudain, tel réflexe culturel ou tel choix politique d’aujourd’hui semble émerger à l’identique du passé. Ainsi, les errements actuels de la Suisse face à l’Europe rappellent étrangement l’aveuglement des Confédérés qui conduisit au désastre de Marignan en 1515.
Tout d’abord, investissant la plaine du Pô, les Suisses se trompèrent sur toute la ligne. Ils sous-estimèrent l’armée de François 1er, crurent que son artillerie ne passerait jamais les Alpes, situèrent ses troupes aux mauvais endroits. En fait, malgré leur férocité, ils n’avaient aucune chance de gagner. Aujourd’hui, les fanfarons qui veulent conserver l’accès au marché européen sans en respecter les règles commettent la même faute, en se leurrant sur les forces en présence.
Dans l’autre camp, le roi de France ne se trompa pas sur ses adversaires. Sans vision politique, les montagnards n’avaient qu’une ambition, ravager l’Italie et, rapines faites, retrouver leurs vallées. Comme nos contemporains qui réduisent l’Union européenne à un grand marché, ils assimilaient les territoires entourant leurs Alpes à de vastes magasins pourvoyeurs de richesses. Connaissant leurs motivations et voyant leurs erreurs tactiques, François 1er engage des négociations. Pourquoi nous affronter et envoyer des braves à la mort ? Vous voulez de l’argent ? Je vous en donnerai. Discutons et accordons-nous pour le bien de tous !
Dès lors, les similitudes avec les tribulations actuelles deviennent étonnantes. Les capitaines suisses, qui ont reçu de la Diète le pouvoir de négocier, examinent les propositions de la diplomatie française. Au terme de discussions serrées, les Balzaretti de l’époque signent le traité de Gallarate le 8 septembre 1515. C’est une sorte d’accord-cadre, qui règle l’ensemble des relations militaires et financières entre la France et les cantons.
Or, face à cette transaction pacifique et lucrative, les partisans de la bataille se rebellent. Mathieu Schiner, cardinal et prince-évêque de Sion, instigateur de la campagne d’Italie, le Christoph Blocher d’alors, se déchaîne. Manipulant, divisant, échauffant les esprits, il pousse certains négociateurs suisses à se parjurer, laissant croire que la richesse est à portée de mains pourvu qu’on attaque. La confusion est totale. Bernois, Fribourgeois et Soleurois prennent le chemin du retour, tandis que de nouveaux contingents sont attendus, levés par une Diète aussi divisée et peu stratégique que l’actuel Conseil fédéral. Alors que les Français s’estiment trahis, voilà que déboulent de nouveaux guerriers brûlants d’en découdre, aussi chauds que des syndicalistes ou des financiers sûrs de leurs analyses et rejetant un accord négocié. Le dénouement est connu. Parce qu’ils auront surestimé leur puissance, renié leurs signatures et voulu la guerre, les montagnards saigneront leurs vallées à blanc. Une année après, ils signeront la Paix perpétuelle de Fribourg, qui leur procurera de belles rentrées, mais les inféodera de facto à la France jusqu’à la Révolution.
Aujourd’hui, par bonheur, aucune vie humaine n’est en jeu. Par contre, les mêmes illusions et les mêmes incompétences sont à l’œuvre. A la Renaissance, les Alpins n’avaient pas saisi l’émergence d’Etats décidés à juguler leurs aventures militaires. Au 21ème siècle, ils ne semblent pas mesurer la valeur stratégique, économique, politique, éthique, sociale et culturelle de l’Union européenne. Si la Suisse choisit le rapport de force pour protéger une souveraineté mythifiée et des revenus qu’elle croit menacés, elle prendra le risque de marcher vers un désastre. Une sorte de Marignan sans cadavre, mais avec les blessures douloureuses d’une lente marginalisation.

Pour un déconfinement de l’intégration européenne

Même ravageurs, les cyclones ne font pas tourner la terre à l’envers. Malgré la brutalité du coronavirus, le monde d’après risque bien de ressembler à celui d’aujourd’hui, loin des réformes espérées. Demain, homo sapiens ne sera guère plus sage et il devra toujours fournir de grands efforts pour réaliser de petits progrès. Toutefois, si la pandémie n’est pas synonyme de révolution, elle aura servi de révélateur. Les relations de la Suisse avec l’Europe font partie de ces nébuleuses opaques qui ont été soudain éclairées de manière crue. Quatre phénomènes ont été ainsi mis en lumière.
Premièrement, la crise a montré une fois de plus combien la Suisse est profondément européenne. Soudain, des coopérations inédites et intenses s’organisent au quotidien. Des expériences sont mises en commun. Des matériels sanitaires s’échangent. Des malades sont soignés dans le pays voisin. Des avions affrétés par la Suisse rapatrient des Européens et réciproquement. Chaque jour, dans de nombreux domaines, des opérations sont déployées sans obstacle, comme si la Suisse était membre de l’Union européenne.
Deuxièmement, le grand fantasme d’une Suisse davantage reliée à l’Asie qu’à l’Europe s’évanouit. La multiplication sans limite des déplacements de matériels à l’échelle planétaire apparaît risquée. La « recontinentalisation » de certaines chaînes de production est évoquée. Dès lors, la Chine ne semble plus l’horizon idéal de la moindre entreprise. Plus que jamais, l’avenir économique et social de la Suisse s’avère européen.
Troisièmement, la Libre circulation des personnes dans l’espace Schengen se révèle être un bien précieux, dont la suspension provisoire a brimé tous les Européens. Désormais, il existe un vaste territoire commun, où les familles, les travailleurs, les étudiants, les touristes ne connaissent plus de frontières.
Quatrièmement, face aux évolutions en cours, l’isolement politique d’une Suisse intriquée dans le tissu européen n’a plus grand intérêt. A quoi lui sert-il de ne pas siéger dans les instances qui élaborent les politiques et le droit dont elle dépend toujours davantage ?
Ces constats renforcent la nécessité de sortir la Confédération des pièges dans lesquels elle s’est enfermée. Aujourd’hui, elle poursuit un objectif impossible en voulant être à l’intérieur du projet européen pour en tirer bénéfice et à l’extérieur pour en rejeter les devoirs. En réalité, plus elle s’intègre matériellement, plus elle devient un membre passif de l’Union européenne. A l’inverse, plus elle s’oppose à une normalisation de son intégration, plus elle risque d’en perdre les avantages. Tétanisée par ce dilemme, elle balbutie et s’épuise dans d’inutiles considérations juridico-techniques.
Malheureusement, dans cette situation intenable, le Conseil fédéral a choisi d’avancer « aussi lentement que possible et aussi discrètement que nécessaire ». Il ne paraît plus en mesure de défendre vigoureusement un accord-cadre qu’il a lui-même négocié et dont la finalité, faut-il le rappeler, est de pérenniser une voie bilatérale établie spécialement pour la Suisse suite à son refus de l’EEE. C’est dans ce contexte paradoxal de solidarité européenne et de procrastination fédérale, que se profile la votation du 27 septembre. Pour une fois, l’initiative de l’UDC a le mérite de la clarté. En exigeant la fin de la Libre circulation des personnes, elle organise la chute des six premiers accords et, de facto, la fin du bilatéralisme. Véritable Swissexit, elle tend aux citoyens une invitation au chaos.
Face à l’importance de l’enjeu, deux rappels s’imposent. D’une part, la Libre circulation des personnes est une valeur humaniste qu’il serait insensé de brader. Elle n’est pas une monnaie d’échange dans une sorte de grande péréquation supranationale, mais un droit fondamental pour tous les individus. Casser cette liberté reviendrait à confiner les peuples derrière les frontières, comme s’ils devaient subir une éternelle pandémie. D’autre part, l’histoire exige de trancher. L’Union n’est pas une évidence à la fois ennuyeuse et bienfaitrice, éternellement à disposition d’une Confédération exigeant jusqu’à la fin des temps le droit de s’interroger sur la meilleure manière d’en profiter. Face aux défis du siècle et aux coups de boutoir des populistes, tous les Européens, Suisses compris, doivent choisir entre le développement de l’intégration ou le sabordage de leur propre continent.
La décision de septembre interviendra au sortir espéré de la pandémie, mais au cœur d’une récession mondiale d’une ampleur considérable. Ce serait donc pure folie d’ajouter à la crise économique celle d’une rupture avec l’Union européenne. Tirer dans la coque du navire en pleine tempête constitue une stratégie suicidaire. Mais au-delà de cette évidence, la liquidation de l’initiative de l’UDC s’impose, parce qu’une relance forte de la Suisse exige aujourd’hui un engagement européen enfin clair et net.

Les fables politiques bousculées par l’histoire

C’est fait, au vu des sondages, Emmanuel Macron n’est plus populaire. Acharnées, les polémiques ont fini par établir que le président n’était plus en phase avec les Français. Critiquant chaque attitude, détournant la moindre parole, les attaques ont obtenu la dégringolade annoncée. Nombre de journalistes s’en sont donné à cœur joie, mais les experts n’ont pas chômé, sans oublier bien sûr les acteurs politiques, notamment ceux dont la maîtrise des médias l’emporte sur celle des dossiers. Loin des questions de fond, ces commentateurs ont semblé n’avoir qu’un objectif, prouver que l’élu actuel ne vaut pas mieux que les précédents.
En fait, ce labourage du terrain pour retourner l’opinion contre le président représente autant un réflexe culturel qu’une intention politique. Mieux, il remplit une mission, celle de pérenniser la représentation du jeu politique imprégnant l’inconscient collectif. Autrement dit, sous le bouillonnement des événements et des discours, chaque société entretient une fable secrète qui la caractérise et l’apaise, en suggérant que rien ne change vraiment. Sans même s’en rendre compte, les détenteurs de la parole publique la répètent. Au fil du temps, ils maintiennent les diverses composantes de la société dans la même grammaire. A leur insu, ils effectuent un gigantesque travail de normalisation. Même quand ils se croient iconoclastes, leurs propos valident de manière sous-jacente une représentation mythifiée du jeu national. Même quand ils se pensent en surplomb de la scène politique, ils sont dans la fable dont leurs mots tissent la trame.
En Suisse, le rideau se lève sur un brave petit village. Rassemblés sur la place, les montagnards au cœur pur votent à mains levées. Ce sont donc eux qui détiennent le pouvoir. Bienveillant, le Conseil fédéral assiste au spectacle, en intervenant le moins possible. Pour que la démocratie directe garde le primat, il reste à l’arrière-plan. Et quand il agit, c’est discrètement, en se protégeant par une communication chantournée dont nul ne peut vraiment se réjouir ni s’offusquer. Naturellement, au village, les batailles rustiques ne mettent guère en évidence les grands enjeux politiques.
C’est là qu’interviennent les commentateurs. Dans la pièce suisse, ils tiennent le rôle de l’instituteur. Leur surplomb, c’est le pupitre. Chiffres en mains, schémas à l’appui, ils expliquent vaillamment une politique fédérale aussi obscure que morcelée. Pédagogues, ils démontent les rouages de la mécanique. Sur l’estrade, ils font la leçon, distribuant bons et mauvais points, notamment au parlement et aux partis que la fable rousseauiste ignore. Mais attention, la reconnaissance de leur expertise implique qu’ils respectent deux lois. Ménager le Conseil fédéral, quelle que soit son insignifiance. Et ne jamais remettre en cause la démocratie directe, même quand elle tourne à la farce ou se transforme en roulette russe menaçant la Suisse.
Efficace, cette représentation établit la vertu du modèle suisse. En célébrant le vote direct, elle peint une démocratie plus vraie que les autres. Au-delà du romantisme alpin, elle sert l’idée d’un pays moralement supérieur, qui n’a de leçons à recevoir de personne et dont les décisions s’imposent aux autres. Même quand la Suisse s’accommode des injustices ou des pires idéologies, même quand elle se comporte en prédatrice fiscale ou en receleuse de trafics nuisibles, elle reste démocratiquement meilleure que le reste du monde.
Tout autre est le récit français. Dans un romantisme révolutionnaire, il met en scène un peuple à la conquête de ses droits face à un roi accroché à ses privilèges. Que le président soit de droite ou de gauche, que son action soit faible, forte, nuisible, pertinente, rapide ou lente n’a guère d’importance. Parce qu’il s’avère incapable d’instaurer ce bonheur national que son élection l’obligeait à produire, il doit être remplacé.
Dans cette pièce, les narrateurs sont sur les barricades. C’est le surplomb d’où ils attisent le désamour du président qui rouvrira la conquête du pouvoir au profit d’un peuple qu’eux seuls comprennent. Pour ce faire, il convient d’établir l’élu en roi, en se focalisant sur lui de manière obsessionnelle, tout lui reprochant simultanément une attitude monarchique. De plus, ce roi doit être rendu impuissant. Dès son couronnement électoral, la guillotine médiatique qui tranchera sa popularité est donc également dressée. Ainsi se répète l’image d’un peuple toujours trahi, mais dont l’ardeur stimulée par des intellectuels brillants liquidera une présidence médiocre pour relever la France. Demain, d’autres élus la revitaliseront. Demain, elle redeviendra la République généreuse dont la pensée et l’action éclairent le monde.
Aujourd’hui, ces fables sont bousculées par l’histoire. L’Europe est attaquée de l’intérieur et de l’extérieur par le retour de régimes autoritaires. La démocratie est chamboulée par la révolution numérique. L’humanité risque sa survie si elle ne parvient pas à maîtriser le défi climatique. Face à ces séismes, les scènes nationales paraissent étroites et les représentations qui s’y donnent bien pauvres. Inquiets, les citoyens ont autant besoin de résultats que de clichés. Bientôt, ils pourraient avoir envie d’un président Macron soutenu par les commentateurs dans une recherche collective de solutions à des problèmes complexes. Un jour, ils pourraient exiger un Conseil fédéral visionnaire et courageux, ainsi qu’un débat sans tabou sur la démocratie directe. Comme les cultures, les fables qui nourrissent le théâtre politique sont vivantes, faites pour évoluer. L’histoire se venge des récitants qui la traitent comme une vieille rengaine dont ils savent tout. Elle les abandonne à leurs certitudes, qui finissent par devenir des postures insignifiantes.