Malgré le Brexit, les Ecossais n’ont jamais cessé d’affirmer leur attachement à l’Europe. Après le refus de l’EEE qu’il avaient massivement soutenu, les Romands ont, au contraire, baissé la tête. Beaucoup d’entre eux se sont même excusés auprès des Alémaniques, donnant ainsi l’impression d’avoir honte de leur engagement. Certes, les situations ne sont pas comparables. Toutefois, elles permettent de rappeler deux principes. Premièrement, ce n’est pas parce qu’une culture est minoritaire dans un ensemble plus vaste que ses visions sont erronées. Deuxièmement, perdre une bataille n’implique pas de renier ses convictions.
Aujourd’hui, la Suisse poursuit un objectif impossible en voulant être simultanément à l’intérieur du grand marché européen pour en tirer bénéfice et à l’extérieur pour en rejeter les devoirs. En réalité, plus elle s’intègre matériellement, plus elle devient un membre passif de l’Union européenne. A l’inverse, plus elle s’oppose à une normalisation de son intégration, plus elle en précarise les avantages. Tétanisée par ce dilemme, la Suisse balbutie, procrastine et s’enferme dans d’épuisantes considérations juridico-techniques.
Or la pandémie vient de nous montrer à quel point la Confédération est étroitement liée à l’Union. En urgence, des coopérations techniques, sanitaires, scientifiques ont été activées avec succès. En commun, des rapatriements de citoyens se sont organisés en dépassant la question des nationalités. Et demain, le destin de la Suisse sera toujours plus européen. Le rêve d’une île vivant prioritairement des marchés asiatiques et américains s’est évanoui. L’une des leçons importantes du Covid-19 est que l’intégration à l’échelon européen doit se renforcer, qu’il s’agisse des chaînes de production ou de la protection des habitants.
Dans ce contexte tourmenté, l’UDC propose une démarche qui constitue à la fois un contre-sens historique et un harakiri économique. Alors que la Suisse affronte une récession mondiale qui met à rude épreuve son industrie d’exportation et son secteur touristique, elle invite les Suisses à ajouter une crise à la crise. Soumise au peuple le 27 septembre, son initiative contre la libre circulation des personnes organise de facto la chute des accords bilatéraux et, par conséquent, une rupture des relations avec l’Union européenne. Il ne peut en résulter que l’isolement, option aussi inacceptable qu’irréaliste.
C’est là qu’interviennent les Romands. Cet automne, leurs voix peuvent s’avérer décisives. Réveillés par une question vitale, ils sauront défendre leur région. Les Ecossais sont réputés pour leur courage. Nul doute que les Romands retrouvent le leur et balayent vigoureusement les délires nationalistes.
Depuis le refus de l’EEE, la Suisse danse un tango européen aussi absurde qu’épuisant. D’un côté, parce que c’est son intérêt, elle ne cesse de s’intégrer et de multiplier les coopérations avec l’Union. De l’autre, en cultivant le nationalisme, elle met en danger les accords bilatéraux qu’elle a pourtant elle-même sollicités. Résultat, écartelée entre les réalités européennes et ses fantasmes isolationnistes, elle sautille sur place, risquant de trébucher à chaque votation. Deux erreurs fondamentales l’enferment dans cette danse dépourvue de sens.
La première est que la Suisse se pense hors de l’Union européenne. En réalité, elle est au cœur du dispositif, géographiquement bien sûr, mais aussi aux plans économique, sociologique et culturel. Avec des valeurs et des intérêts communs, des centaines de milliers de personnes franchissant la frontière au quotidien, un milliard de francs échangé chaque jour ouvrable, elle est profondément intriquée dans la vie de l’UE, davantage même que certains Etats membres.
Par conséquent, la question qui se pose à la Suisse n’est pas de savoir si elle doit entrer dans l’Union, mais de déterminer quel statut elle veut y occuper sachant qu’elle ne peut s’en extraire. Sous cet angle, l’actuel bricolage bilatéral n’est pas satisfaisant. Lourd, complexe, statique, obscur, inadéquat pour engranger de nouveaux accords, il est au bout du rouleau. Autrement dit, le cadre institutionnel qui régit les relations entre la Suisse et l’Europe doit être profondément rénové.
La seconde erreur de la Suisse consiste à confondre souveraineté et isolement. Dans un monde interconnecté, nul n’assure son pouvoir en faisant cavalier seul. Au contraire, la force d’un Etat tient à sa capacité d’influencer les autres, en défendant ses intérêts dans les instances communes.
Mais pour cela, il faut siéger là où se prennent les décisions, avec le droit de vote. Tant que la Suisse n’est représentée ni au Parlement, ni à la Commission, ni au Conseil, elle n’a aucune influence sur l’élaboration d’un droit européen qu’elle ne pourra jamais ignorer, sauf à déménager sur une île du Pacifique. En clair, seule une Suisse membre de plein droit de l’Union européenne renforcera sa souveraineté réelle.
Dans ce contexte, M. Cassis a raison. La Suisse doit appuyer sur le bouton « reset ». Mais il s’agit de peser sur la bonne touche : ce n’est pas la tactique, mais la pensée européenne de la Suisse qui doit être réinitialisée. Vingt-cinq ans après le 6 décembre 1992, il est temps de mettre à jour un logiciel mental naïf et détaché de la réalité. Le tango, en musique, c’est merveilleux. S’agissant du destin de la Suisse, tourniquer sans vision ou s’abandonner aux circonstances, c’est dangereux et indigne d’une démocratie européenne.
Depuis des années, le Parti libéral radical suisse s’inscrit toujours plus dans le sillage de l’UDC. Or, dans le cadre de sa campagne contre la réforme de l’AVS, il semble vouloir même la dépasser par la droite. D’une part, son vice-président, Philippe Nantermod, a fustigé la passivité des nationalistes, accusés de ne pas attaquer assez vivement le projet du Conseil fédéral. D’autre part, sa présidente, Petra Gössi n’a pas craint d’agiter des idées nauséeuses pour torpiller la réforme.
Sans vergogne, au début de l’été, Mme Gössi a déclaré que l’augmentation de 70 francs promise aux retraités ne devrait pas être versée à ceux qui vivent à l’étranger. De son point de vue, ces personnes ne génèrent aucune création de valeur en Suisse, où ils ne consomment rien et ne payent pas d’impôt. Incapable d’une réflexion sur le fond, le PLR a choisi de nager ainsi en pleine xénophobie. A l’évidence, cette proposition vise en priorité les étrangers qui choisissent de passer leurs vieux jours dans leur pays d’origine. Parce qu’ils ont été des travailleurs immigrés, le droit de jouir librement de leur retraite leur est contesté. Leur rente ne leur est acquise, qu’à condition qu’elle profite aussi à la Suisse.
L’injustice d’une telle mesure saute aux yeux, mais sa sottise mérite d’être soulignée. En effet, elle constitue un premier pas vers un régime liberticide. Dans la logique de Mme Gössi, l’Etat devrait peu à peu contrôler l’usage que les particuliers font des leurs rentes AVS. Pourquoi les retraités qui vivent en Suisse ne devraient-ils pas également soutenir l’économie nationale, en s’abstenant de consommer hors des frontières ? Adieu les grands voyages ou les petites escapades dans les régions voisines. Fini d’aller manger les filets de perche sur la rive française du Léman. Interdiction d’entrer dans un commerce à l’étranger, pour ne pas y dilapider l’argent octroyé par la Suisse et dont la valorisation ne saurait lui échapper.
Quel aveuglement a poussé le PLR dans une voie qui revient à bafouer les droits fondamentaux des individus ? Comment ce parti, qui se prétend libéral, a-t-il pu formuler une proposition aussi stupidement dirigiste ? Au delà de son absurdité, l’attitude du PLR durant la campagne AVS renseigne sur son évolution. A l’échelon suisse, il a perdu son âme, sa ligne et même sa colonne vertébrale. Il semble devenir une somme de lobbyistes décomplexés et d’idéologues néolibéraux, en compétition pour la liquidation du bien commun. Et si le nationalisme et la xénophobie s’ajoutent à cette déconstruction sociétale, il devient impossible de nommer une valeur distinguant le PLR de l’UDC. Serait-ce là le projet de sa direction : séduire l’opinion en flattant ses pulsions régressives, puis mourir doucement dans les bras des populistes suisses ?
Sans surprise, le dernier sondage de l’institut Gfs met en évidence une tendance déjà identifiée dans de précédentes études : les jeunes Suisses semblent moins europhiles qu’auparavant. Si l’interprétation des chiffres recueillis appelle la prudence, il est certain que les temps ont changé. A l’enthousiasme des jeunes de 1992 pour la construction européenne succède, aujourd’hui, l’indifférence, voire une approche très critique de la génération montante.
Certes, il serait tentant de ne voir dans cette méfiance que la conséquence passagère des difficultés que traverse l’Union. Toutefois, des phénomènes plus profonds sont à l’œuvre. Premièrement, les jeunes Suisses sont devenus Européens sans le savoir et sans que nul ne s’avise de le leur dire. Sans entrave, ils se meuvent dans les pays voisins pour leurs études, leurs projets, leurs loisirs. Pour eux, développer une activité dans un pays de l’Union ressemble à se lancer dans un canton voisin. Ils n’ont pas la mémoire des frontières disparues, ni la crainte qu’elles reviennent limiter leurs mouvements. Autrement dit, ils ne voient pas de relation directe entre l’UE, objet politique, et l’espace européen, vaste zone de libertés. De même, ils méconnaissent le lien existant entre les accords bilatéraux et leur propre accès à cet espace.
Deuxièmement, l’isolement politique de la Suisse leur a été souvent présenté comme la raison de son succès économique, alors que celui-ci résulte au contraire et en bonne partie des cent cinquante accords signés avec Bruxelles. Ainsi, l’intégration européenne leur apparaît comme une hypothèse peu attrayante, quand elle constitue déjà une réalité aux bénéfices occultés.
En fait, les jeunes Suisses sont victimes de la lâcheté de leurs aînés. Qui les informe sur les enjeux européens ? Qui leur présente l’histoire, le sens, les objectifs de l’Union ? Quels messages reçoivent-ils au quotidien mis à part les cris des nationalistes ? Par confort et par crainte des populistes, les dirigeants de la Suisse n’évoquent plus son destin sur son propre continent. Ni le Conseil fédéral, ni les exécutifs cantonaux, ni les administrations, ni les partis n’ont le moindre mot à dire aux jeunes pour former leur conscience européenne. La défense de l’intégration et de ses valeurs repose désormais sur une poignée de parlementaires fédéraux lucides, ainsi que sur les associations telles que le Nouveau mouvement européen suisse (Nomes).
Or, qu’il s’agisse de la mise en œuvre de l’article contre l’immigration, de son amendement, de son abrogation, d’un accord-cadre institutionnel ou d’une initiative isolationniste, un nouveau vote interrogera le peuple. Comment l’ancrage européen gagnera-t-il demain sans être défendu aujourd’hui ? Une société meurt quand elle cache son visage à ses enfants.
Aveuglement ou masochisme ? Au moment où la droite nationaliste s’essouffle, où le Parti radical suisse renonce enfin à un suivisme suicidaire, sa section vaudoise a décidé de s’allier bravement à l’UDC.
En matière économique, ce choix surprend. Les Radicaux Vaudois, que l’on croyait proches des entreprises, s’allient avec ceux qui veulent tuer la libre circulation des personnes sans se soucier de l’emploi. Ils compliquent ainsi la tâche des patrons obligés de se battre contre des populistes qui n’ont aucune exigence de résultat, si ce n’est l’augmentation de leur pouvoir. Ont-ils l’intention d’expliquer aux citoyens qu’ils sont amis de l’UDC au vu de l’arithmétique électorale et adversaires s’agissant de la prospérité de la Suisse ?