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La Suisse malade de ses récits européens

Les sociétés sont charpentées par les institutions, mais ce sont les récits qui les cimentent. Au fil du temps, elles se donnent des mots, des images, une représentation du monde et d’elles-mêmes qu’elles entretiennent avec soin, autant pour s’unir que pour écarter les tourments. Et ces fables l’emportent souvent sur les faits. Ce phénomène trouve une splendide illustration dans la manière dont la Suisse traditionnelle évoque ses relations avec l’Union européenne.

Le premier récit est celui de l’isolement fécond. Dans ce narratif hélas très répandu, une Suisse hors de l’Union doit son succès à l’autonomie qu’elle a su préserver. Son intérêt est donc de la conserver autant que possible. Or, la réalité est inverse. D’une part, la Suisse est profondément intriquée dans les politiques européennes en raison de sa position géographique mais aussi par une multitude d’accords sectoriels. D’autre part, cette intégration constitue une clé de sa réussite.

La deuxième fable est celle de l’Europe agressive. Avec diverses déclinaisons, cette histoire raconte une Suisse loyale, toujours prête à la négociation, mise sous pression par une Union ne supportant pas son indépendance. En fait, rien n’est plus faux. En 1992, la Suisse dit non à l’EEE, puis court à Bruxelles demander l’accès au grand marché qu’elle vient de refuser. Conciliante, l’Europe accepte l’idée d’accords bilatéraux, solution transitoire avec celle qui se présente en futur membre du club. Mais après avoir engrangé ce dont son économie avait besoin, la Suisse renoncera à l’adhésion, puis torpillera l’accord-cadre censé compenser cette défection. Autrement dit, loin d’être une victime de la machinerie bruxelloise, la Suisse a obtenu un large accès au marché européen, mais n’a toujours pas rempli les obligations institutionnelles qui en découlent.

Aujourd’hui, un troisième récit vient alourdir ces narratifs. C’est celui d’un peuple si sourcilleux de son indépendance que la moindre concession faite aux Européens l’indignerait. Dans ce schéma, l’opinion est en mains des nationalistes. Pour leur plaire, on introduit en dernière minute une clause de sauvegarde dans les actuelles négociations. Pour les devancer, on fait de l’initiative UDC « pas de Suisse à dix millions ! » un cri du peuple dont la prise en compte l’emporte sur le destin de la Confédération. Pourtant, à nouveau, les faits disent le contraire. Des sondages répétés ont montré que la majorité des Suisses souhaite une relation stable avec l’Union européenne. Ni l’adhésion, ni la rupture, telle est la vision des citoyens. Aptes aux compromis, ils semblent prêts à normaliser la relation européenne, moins par enthousiasme d’ailleurs que par gain de paix.

Il n’existe pas de société sans histoires, ni de fable innocente. Aujourd’hui, la Suisse est malade de récits fallacieux qui menacent sa prospérité. Dès lors, pourquoi sont-ils si peu combattus ? Le drame est que ces représentations viciées ont aussi une vertu : elles servent de prétexte aux leaders politiques pour ne pas s’engager. De leur point de vue, mieux vaut ne pas intervenir tant que le climat n’est pas favorable. Dans leur optique, ce n’est pas le moment de corriger les fables toxiques. Autrement dit, le récit des réussites européennes n’existe pas, ni même celui d’une impérative solidarité avec l’Union alors que la guerre fait rage à ses portes.

Et dans ce vide, l’attitude du Conseil fédéral reste la plus grande source d’inquiétude. Ses contradictions et ses divisions interrogent. A-t-il la volonté de conduire un scrutin européen au succès ? Ou bien se contentera-t-il de livrer aux Chambres le résultat des négociations en laissant les parlementaires gérer la suite des opérations ? Montera-t-il au front durant la campagne? Ou bien invoquera-t-il le respect de la démocratie pour ne pas se battre tout en certifiant avoir rempli son mandat?

Tonitruant, son silence d’aujourd’hui fait craindre sa passivité demain. Qui tient les mots fait l’Histoire, qui se tait la subit.