Archives pour le mois de octobre 2020

La démocratie, promesse de liberté sans certitudes

Texte publié dans la revue Choisir de juillet-septembre 2022

Le doute est à la pensée ce que l’eau est à la vie. De même qu’un fleuve irrigue et abreuve tout ce qui pousse et respire, il stimule nos réflexions. Et de même que le courant érode les rochers, il interroge nos convictions quand elles menacent de se vitrifier. Autrement dit, la qualité de nos idées doit beaucoup à la vivacité du doute qui les accompagne. D’autre part, le doute est le moteur de la raison. Il nous rappelle qu’une décision pertinente appelle l’interrogation des faits. Mais  il nous incite aussi à nous contenter du meilleur choix possible, sans chercher une solution parfaite et insaisissable.

Or ces deux principes, les choix réfléchis des individus et le primat de la raison, sont au cœur de la démocratie. En tant que fille des Lumières, elle est aussi celle de l’esprit critique. Toutefois, dans un paradoxe frappant, le doute carburant indispensable de la démocratie peut aussi en devenir le poison.

Premièrement, autant le questionnement le plus vif peut alimenter les débats qui précèdent une élection ou un référendum, autant le résultat d’un scrutin correctement organisé doit être accepté sans discussion. La démocratie est une convention fragile qui exige un respect absolu du suffrage universel. Deuxièmement, si l’intégrité des institutions est mise en doute quoi qu’elles fassent et quoi qu’elles disent, alors la société entre dans l’ère du soupçon. La démocratie est un processus délicat qui requiert une distinction claire entre les faits établis et l’éventail des opinions allant des idéologies aux mensonges.

En fait, la notion clé qui permet aux citoyens de faire bon usage du doute, c’est la tolérance à l’incertitude. Grâce à elle, chacun admet que la démocratie entretient des discussions en perpétuel mouvement et produit des orientations toujours sinueuses. Les minorités partent alors du principe que les temps changent et peuvent à terme leur donner raison. La majorité sait que rien n’est jamais acquis et que demain n’est pas aujourd’hui. Le doute devient un aiguillon qui stimule le système sans l’empoisonner.

Hélas, le drame de nos sociétés contemporaines est qu’elles se montrent toujours plus allergiques à l’incertitude. Différents phénomènes expliquent cette attitude. Tout d’abord, nous vivons dans des sociétés globalisées, qui entretiennent les unes avec les autres une multitude d’interdépendances. Les repères politiques traditionnels semblent disparaître dans un immense terrain vague plein d’enjeux inconnus. De plus, la complexité des problèmes soumis aux citoyens s’est fortement accrue. Aujourd’hui, il n’est pas rare que, dans un même dossier, une affirmation et son affirmation contraire soient toutes les deux exactes. Enfin, les révolutions technologiques et les réseaux sociaux ont atomisé les consciences, qui ne partagent plus de récit commun et tendent à perdre de vue l’intérêt général. Dans une sorte de pointillisme mental, chacun s’éparpille dans une infinité de flux numériques ou se recentre sur son ego.

La conjonction de ces évolutions crée un sentiment diffus et croissant d’angoisse existentielle. Plus rien ne semble compréhensible dans un monde trop vaste, trop compliqué, balayé de surcroît par les tempêtes d’émotions brutes qui envahissent les écrans en tout genre. Dès lors, le citoyen déboussolé semble prêt à tout pour retrouver des certitudes apaisantes. La brutalité, le populisme, les positions tranchées des extrémistes, tout ce qui lui offre des explications simples le séduit. La désignation de boucs émissaires le mobilise. La dénonciation de prétendus complots le rassure. Il n’est pas dupe. On ne peut pas le rouler. Il sait pourquoi tout va mal. Il connaît les fautifs même s’il ne peut pas les nommer. Dans ce monde fou, il a enfin des réponses.

Dans ce tourbillon de peurs et de certitudes frelatées, les apprentis dictateurs prospèrent, fournissant aux égarés les repères qui leur manquent. Menteurs, ils éliminent la complexité. Manipulateurs, ils remplacent le bien commun par leurs croisades. Messianiques, ils prétendent avoir le droit  de renverser la table pour sauver un territoire, la civilisation ou le peuple dont ils se proclament les seuls représentants.

Aujourd’hui, certains reprochent à la démocratie de ne pas apporter les clartés qu’ils attendent. Parce qu’elle ouvre le champ des possibles, elle est infiniment précieuse. Mais parce qu’elle ne fixe pas de limite à ses développements, elle contient une grande part de mystère qui peut s’avérer effrayante. Démarche imparfaite, jamais achevée, souvent décevante, elle requiert beaucoup de patience et l’acceptation de perspectives aléatoires. Pour nombre de nos contemporains, ces exigences semblent trop lourdes. Ils leur préfèrent les fausses légèretés des postures radicales ou des régimes autoritaires. Ils aspirent à la paix du simplisme et rejettent l’angoisse des équations qui ne sont jamais complètement résolues.

La démocratie est la seule méthode offrant la liberté aux citoyens. Mais comme la liberté, elle a son prix. Chacun doit travailler à son bon fonctionnement par sa réflexion et sa participation, tout en acceptant qu’elle puisse lui donner tort  quels que soient les efforts consentis. Tout projet de société doit passer par elle, sachant que parfois elle les fait tous échouer. La démocratie est une sorte de promesse extraordinaire, dont nul ne sait si elle sera tenue. Elle est le miroir politique de la condition humaine, dont la beauté tient à son extrême et parfois douloureuse incertitude.

L’Europe au secours de la Suisse

Lettre ouverte à Madame Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, publiée dans Le Temps du 21 octobre 2021.

Madame la Présidente,

Permettez à un citoyen suisse de s’adresser à vous, malgré la rupture de négociation que son gouvernement a cru bon d’effectuer avec l’Union européenne. J’imagine la lassitude qui doit vous saisir à chaque évocation d’une Confédération dont la loyauté n’est pas la première qualité, bien qu’elle profite fortement du projet européen. Aveugle, mon pays n’a toujours pas compris la force de l’intégration et croit mieux défendre ses intérêts en la freinant qu’en la favorisant. Arrogant, il estime que ses vertus doivent lui garantir des conditions d’accès au marché moins contraignantes que celles exigées des Etats membres.

Pour autant, je me permets par ces lignes de solliciter la bienveillance de votre Commission. Si je crains que les îles britanniques ne puissent être délivrées de leurs rêves d’Empire retrouvé, je crois que l’ilot helvétique peut encore être détourné de son isolement orgueilleux. Mais pour ce faire, il a besoin de votre aide. Or celle-ci ne doit pas se concrétiser par l’octroi de concessions supplémentaires, en l’absence d’une stratégie de sortie de crise. Il ne s’agit pas de punir la Suisse, ni même d’accentuer les effets négatifs de sa marginalisation pour la conduire à réviser ses jugements. De manière plus existentielle, il est temps de l’aider à résoudre la question européenne qu’elle ne parvient pas à trancher. 

Le rejet de l’accord cadre, qui représentait pourtant un compromis typiquement helvétique, ne repose pas que sur un souverainisme sourcilleux. Il tient beaucoup à l’incapacité des Confédérés de s’unir. Il constitue la décision qui masque l’impossibilité de décider. Aveu de faiblesse et non de solidité, il montre l’espoir d’effacer un problème en lui tournant le dos. L’histoire le montre, la Suisse excelle à faire des affaires en toutes circonstances. Par contre, elle répugne à endosser les responsabilités d’un Etat acteur de la géopolitique. Aujourd’hui, elle est prise dans un double enfermement. Un nombrilisme culturel l’empêche de saisir la valeur de la construction européenne. Un blocage structurel voit ses fonctionnements archaïques ne plus parvenir à produire de stratégies cohérentes. Elle devient donc une experte en procrastination, que sa richesse lui fait prendre pour de la sagesse. 

Madame la Présidente, ma conviction est que la Suisse sera un jour membre de l’UE, défendant les politiques européennes et fière de participer aux prises de décisions. Et cet objectif sera toujours le mien. Toutefois, dans l’immédiat, je reconnais qu’elle n’a pas la capacité de cette ambition. La solution transitoire est donc de montrer que le statut d’Etat tiers est une prison, dont l’Espace Economique Européen est la clé. A nous, Suisses, d’admettre que la voie bilatérale n’a plus d’avenir et que l’érosion inéluctable des accords existants nous conduit au désastre. A nous, citoyens lucides, d’ajouter que nous refusons cet enfermement de notre pays pénalisant sa jeunesse, sa relève, ses entreprises et ses valeurs. A nous, toujours, de nous battre pour que la Confédération se remette en mouvement. A vous, Européens, de signifier sans le moindre doute que le temps des bricolages est terminé et que le seul accès fluide au grand marché pour un non membre s’appelle désormais EEE. Stimulée par cette double pression, la Suisse se résignera à quitter sa prison. Trente ans après une première tentative infructueuse, elle passera enfin le seuil de l’EEE. Elle éprouvera alors le soulagement des faux rebelles quand le poids des décisions qu’ils ont eu tant de peine à prendre leur est ôté.  

Madame la Présidente, la Suisse est fille de l’Europe. Etourdie par sa réussite, elle a parfois besoin d’être rappelée à la raison. En ne cédant pas à ses caprices mais en lui désignant d’une main ferme la voie qui peut la délivrer de ses tourments, vous témoignerez de votre souci de son destin. 

En vous remerciant d’avance de votre action si nécessaire, je vous prie de croire, Madame la Présidente, à l’assurance de ma haute considération.