Bonne nuit, petite Suisse!
Rien n’était plus suisse que l’accord institutionnel jeté à la poubelle par le Conseil fédéral. Il aurait suffi de travailler sérieusement à l’amélioration de la protection des salaires pour obtenir l’un de ces compromis que les Confédérés se flattent de savoir élaborer. Et rien n’est plus légitime aujourd’hui que l’amertume d’Européens que la Suisse a roulé deux fois dans la farine. La première en se qualifiant de futur membre du club pour obtenir les accords bilatéraux sectoriels après le refus de l’EEE ; la seconde en laissant croire durant des années qu’elle souhaitait un cadre pour consolider les liens établis.
En torpillant le logiciel permettant de mettre à jour régulièrement les accords passés avec l’Union européenne, le Conseil fédéral les a condamnés à l’obsolescence. Autrement dit, la fin de la négociation est également celle de la fameuse voie bilatérale. La rupture est d’autant plus absurde que cette opportunité d’avancer avec un pied dans l’UE et l’autre à l’extérieur a toujours été portée aux nues. C’était la voie royale, la solution suisse, qui résolvait tout et que rien ne devait menacer. Elle opérait un double miracle, celui de maintenir la Confédération et l’Europe en bon voisinage, et celui, plus vertueux encore, de pacifier des Suisses divisés sur la nature et le destin de leur pays. Sous peine d’être de mauvais patriotes, tant les europhiles que les europhobes devaient s’en accommoder. Et même ceux qui la décriaient se voyaient contraints de la défendre.
Parce qu’elle n’offre aucun avantage tout en péjorant l’avenir, mais aussi parce qu’elle est à la fois arrogante et brutale, la décision du Conseil fédéral constitue une déchirure que l’Histoire retiendra. Toutes proportions gardées, la liquidation de la voie bilatérale fait penser à la révocation de l’édit de Nantes. Louis XIV commet cette faute sûr de sa force ; le Conseil fédéral s’égare ignorant sa propre faiblesse. La France s’appauvrira et souffrira longuement de l’exil des protestants, dont les compétences enrichiront d’autres régions. Aujourd’hui en Suisse, les entreprises, les chercheurs, les jeunes qui veulent accéder de manière simple et sûre au marché ou aux projets européens sont incités à franchir la frontière. Nul doute que les pays voisins sauront les accueillir. Il faudra un siècle pour que l’interdiction du protestantisme disparaisse, à l’aube de la Révolution. Combien d’années prendra la Suisse pour retrouver le chemin de l’intégration, et après quelles tribulations ?
A moins d’accepter une marginalisation croissante, il ne reste donc plus aux Confédérés que deux options : relancer l’EEE ou envisager l’adhésion. En tout cas, pour sortir de l’impasse, un changement dans la composition du Conseil fédéral est désormais indispensable. Et pour rebondir, une Initiative constitutionnelle, activée par les citoyens ou le Parlement, devient pertinente. Mais le problème central est moins technique que culturel. Un immense travail collectif s’impose pour décaper les mythes suisses, détricoter les fables stigmatisant l’UE, comprendre ses fonctionnements, retrouver une vraie culture européenne, dynamique et féconde. Quelles souffrances obligeront les souverainistes à quitter leurs certitudes ? Quand les pro-européens occuperont-ils à nouveau le devant de la scène?
Dans l’immédiat, après le bref effroi de la rupture, la paix du déni risque bien de s’installer. La satisfaction d’un entre-soi nationaliste apaisera les tensions. L’illusion d’avoir traité un problème qui n’est plus sur la table éliminera les doutes. Voici venu le temps des juristes, des comptables et des danseurs de paragraphes pour qui l’Europe a été judicieusement réduite à une question helvético-suisse. Voici s’approcher les chuchotements protecteurs qui bercent les esprits et alimentent les rêves. Le méchant accord institutionnel a disparu. Demain est un autre jour. Tout ira bien. Bonne nuit, petite Suisse !