Egarée, la Suisse décroche de l’Europe

Longtemps, la Suisse a su avec habileté suivre et ignorer l’organisation de son propre continent. Bénéficier du développement de l’Union européenne sans jamais la défendre, profiter de son marché sans jamais rejoindre le club, telles étaient les stratégies sinueuses et lucratives d’une Confédération qui savait se faufiler dans l’histoire. Aujourd’hui, ce numéro d’équilibrisme culturel et politique est compromis. Le grand théâtre du monde s’est modifié au point que cette posture d’acrobate ne paraît plus tenable.

Sur la scène intérieure tout d’abord, la souplesse a disparu. Un souverainisme étriqué est en train de rigidifier les positions. A force de ne jamais reconnaître les vertus de l’Union tout en célébrant une Suisse qui n’aurait besoin de personne, la tentation de faire cavalier seul a progressé. Ainsi, l’accord institutionnel qui constitue pourtant le meilleur moyen d’avoir un pied dans la construction européenne et l’autre à l’extérieur risque bien d’échouer. Divisé, déboussolé, le Conseil fédéral ne paraît plus avoir la force d’assurer la mise en œuvre d’un contrat qu’il a pourtant lui-même négocié. Or, la finalité de cet accord est de pérenniser une voie bilatérale établie spécialement pour la Suisse pour compenser son refus de l’EEE. Rarement dans l’histoire récente, on aura vu des Confédérés réputés pragmatiques scier aussi soigneusement la branche sur laquelle ils se sont volontairement assis.


Simultanément, l’environnement géopolitique s’est aussi fortement modifié. Sur notre continent, l’UE s’est relancée. Elle n’a pas explosé après la crise financière de 2008, et l’euro n’a pas fait naufrage. De même, elle ne s’est pas divisée après le Brexit, mais s’est rassemblée. Dans la foulée et pour resserrer ses liens, elle a péjoré le statut d’Etat tiers, qui devient nettement moins avantageux. Enfin, au plan des opinions publiques, les eurobaromètres montrent que la conscience de son utilité s’est raffermie, et les nationalistes sévissant sur son territoire ne semblent plus vouloir en sortir. A l’échelle de la planète, les paradigmes ont également changé. Le multilatéralisme est en perte de vitesse. Les régimes autoritaires sont de retour. La pandémie met les coopérations existantes à l’épreuve. Les tensions s’exacerbent dans un monde où le poids de l’Europe ne cesse de diminuer, tandis que les centres de décision se déplacent vers l’Asie.


Pour la Suisse, le temps est donc venu de choisir son camp. Doit-elle rompre avec sa dérive isolationniste, regarder en face les évolutions du monde et oser poursuivre son intégration européenne ? Ou son intérêt est-il de l’interrompre ? Même si trancher est l’opération qui rebute le plus un assemblage multiculturel préférant la gestion aux visions proactives, son actuel désarroi est spectaculaire. La Suisse ne semble avoir qu’une envie, prolonger éternellement son refus de choisir son destin européen. En fait, cet immobilisme résulte d’un récit collectif qui a peu à peu instauré trois fictions.


La première consiste à croire que la Suisse peut choisir d’avoir ou non des relations avec l’UE. En réalité, elle est inscrite dans le tissu économique et social européen. 14 cantons sur 26 représentant 70% des habitants sont limitrophes de l’UE. Vouloir isoler la Suisse de l’Europe, c’est rêver d’arracher le Cervin des Alpes. Habitant au centre de la Maison européenne, la Confédération est obligée d’avoir des relations étroites, intenses et organisées avec ses colocataires. La seconde fiction affirme que la Suisse a choisi sereinement d’être hors de l’UE. En fait, elle y est entrée sans même le remarquer. Par des accords dans de nombreux domaines, par la reprise inévitable du droit européen pour ne pas se couper de ses voisins, elle a effectué une sorte d’adhésion à froid. La Suisse est donc aujourd’hui fortement insérée dans le dispositif européen, mais sans droit de vote. Elle a acquis le plus mauvais statut, celui de membre passif. Troisième illusion, corollaire des deux précédentes, la Suisse croit devoir son succès au fait qu’elle a choisi de ne pas être dans l’UE. Or, c’est exactement l’inverse qui est vrai. Elle a pu valoriser sa position géostratégique, parce qu’elle a noué des relations intenses avec l’Europe. Ce sont les accords bilatéraux I et II qui ont permis son insolente réussite.


Ce récit fallacieux qui structure l’opinion souligne un point essentiel. Les difficultés dans lesquelles se sont embourbés les débats sur l’accord institutionnel sont moins dues à des questions technico-juridiques qu’à une rupture culturelle. Certes, le projet n’est pas parfait. Comme tout contrat supranational, il comprend des avantages et des inconvénients pour les deux parties. Toutefois, ce n’est pas la présence d’obstacles insurmontables qui risque de le faire échouer, mais l’absence d’une volonté politique de le faire aboutir.


Sans le dire, la Suisse a décroché de l’Europe. Et sans s’en rendre compte, c’est d’elle-même qu’elle s’éloigne. Surjouant ses particularismes, elle s’invente des différences, alors que son histoire, ses langues, ses cultures, son économie sont profondément européennes. Minimisant les risques de l’immobilisme, elle s’offre le luxe de l’indécision, bien qu’un monde dangereux incite à l’action. Puissant révélateur, l’accord institutionnel montre une société qui ne semble plus capable de percevoir ni l’espace, ni le temps. Perchée sur son balcon alpin, elle regarde le monde sans le comprendre en espérant pouvoir échapper à ses tempêtes. Perdue dans un mélange d’angoisses et de fausses certitudes, elle ne parvient pas à résoudre l’équation qui lui est soumise.


Pourtant, les paramètres sont simples. Si l’accord institutionnel entre en vigueur, la voie bilatérale aura un avenir. Dans le cas contraire, les contrats existants ne seront plus à mis jour et la qualité de la relation avec les Européens se dégradera. Autrement dit, en cas d’échec, l’alternative se résumera à subir une douloureuse marginalisation ou choisir une autre forme de rapprochement. Il ne restera alors plus que deux options sur le marché, relancer l’EEE refusé en 1992 ou passer à l’adhésion. Cette dernière solution est la seule qui ferait enfin de la Suisse un membre de plein droit, siégeant dans les instances où se prennent les décisions.


Aujourd’hui, la Suisse traverse essentiellement une crise interne. Et c’est une crise de la pensée. Son refus d’accepter les évolutions en cours la prive des repères utiles aux bonnes décisions. Egarée, elle décroche de son continent. Myope, elle tourne en rond. Pour retrouver son élan, relever les défis du siècle, elle n’a d’autre choix que de retrouver son histoire et sa famille. Or, depuis toujours, la démarche qui lui réussit est celle d’une fille talentueuse de l’Europe.