Même ravageurs, les cyclones ne font pas tourner la terre à l’envers. Malgré la brutalité du coronavirus, le monde d’après risque bien de ressembler à celui d’aujourd’hui, loin des réformes espérées. Demain, homo sapiens ne sera guère plus sage et il devra toujours fournir de grands efforts pour réaliser de petits progrès. Toutefois, si la pandémie n’est pas synonyme de révolution, elle aura servi de révélateur. Les relations de la Suisse avec l’Europe font partie de ces nébuleuses opaques qui ont été soudain éclairées de manière crue. Quatre phénomènes ont été ainsi mis en lumière.
Premièrement, la crise a montré une fois de plus combien la Suisse est profondément européenne. Soudain, des coopérations inédites et intenses s’organisent au quotidien. Des expériences sont mises en commun. Des matériels sanitaires s’échangent. Des malades sont soignés dans le pays voisin. Des avions affrétés par la Suisse rapatrient des Européens et réciproquement. Chaque jour, dans de nombreux domaines, des opérations sont déployées sans obstacle, comme si la Suisse était membre de l’Union européenne.
Deuxièmement, le grand fantasme d’une Suisse davantage reliée à l’Asie qu’à l’Europe s’évanouit. La multiplication sans limite des déplacements de matériels à l’échelle planétaire apparaît risquée. La « recontinentalisation » de certaines chaînes de production est évoquée. Dès lors, la Chine ne semble plus l’horizon idéal de la moindre entreprise. Plus que jamais, l’avenir économique et social de la Suisse s’avère européen.
Troisièmement, la Libre circulation des personnes dans l’espace Schengen se révèle être un bien précieux, dont la suspension provisoire a brimé tous les Européens. Désormais, il existe un vaste territoire commun, où les familles, les travailleurs, les étudiants, les touristes ne connaissent plus de frontières.
Quatrièmement, face aux évolutions en cours, l’isolement politique d’une Suisse intriquée dans le tissu européen n’a plus grand intérêt. A quoi lui sert-il de ne pas siéger dans les instances qui élaborent les politiques et le droit dont elle dépend toujours davantage ?
Ces constats renforcent la nécessité de sortir la Confédération des pièges dans lesquels elle s’est enfermée. Aujourd’hui, elle poursuit un objectif impossible en voulant être à l’intérieur du projet européen pour en tirer bénéfice et à l’extérieur pour en rejeter les devoirs. En réalité, plus elle s’intègre matériellement, plus elle devient un membre passif de l’Union européenne. A l’inverse, plus elle s’oppose à une normalisation de son intégration, plus elle risque d’en perdre les avantages. Tétanisée par ce dilemme, elle balbutie et s’épuise dans d’inutiles considérations juridico-techniques.
Malheureusement, dans cette situation intenable, le Conseil fédéral a choisi d’avancer « aussi lentement que possible et aussi discrètement que nécessaire ». Il ne paraît plus en mesure de défendre vigoureusement un accord-cadre qu’il a lui-même négocié et dont la finalité, faut-il le rappeler, est de pérenniser une voie bilatérale établie spécialement pour la Suisse suite à son refus de l’EEE. C’est dans ce contexte paradoxal de solidarité européenne et de procrastination fédérale, que se profile la votation du 27 septembre. Pour une fois, l’initiative de l’UDC a le mérite de la clarté. En exigeant la fin de la Libre circulation des personnes, elle organise la chute des six premiers accords et, de facto, la fin du bilatéralisme. Véritable Swissexit, elle tend aux citoyens une invitation au chaos.
Face à l’importance de l’enjeu, deux rappels s’imposent. D’une part, la Libre circulation des personnes est une valeur humaniste qu’il serait insensé de brader. Elle n’est pas une monnaie d’échange dans une sorte de grande péréquation supranationale, mais un droit fondamental pour tous les individus. Casser cette liberté reviendrait à confiner les peuples derrière les frontières, comme s’ils devaient subir une éternelle pandémie. D’autre part, l’histoire exige de trancher. L’Union n’est pas une évidence à la fois ennuyeuse et bienfaitrice, éternellement à disposition d’une Confédération exigeant jusqu’à la fin des temps le droit de s’interroger sur la meilleure manière d’en profiter. Face aux défis du siècle et aux coups de boutoir des populistes, tous les Européens, Suisses compris, doivent choisir entre le développement de l’intégration ou le sabordage de leur propre continent.
La décision de septembre interviendra au sortir espéré de la pandémie, mais au cœur d’une récession mondiale d’une ampleur considérable. Ce serait donc pure folie d’ajouter à la crise économique celle d’une rupture avec l’Union européenne. Tirer dans la coque du navire en pleine tempête constitue une stratégie suicidaire. Mais au-delà de cette évidence, la liquidation de l’initiative de l’UDC s’impose, parce qu’une relance forte de la Suisse exige aujourd’hui un engagement européen enfin clair et net.