A l’évidence, la meilleure manière de défendre ses intérêts pour un Etat situé au cœur de l’Union européenne est encore d’en faire partie. Pour avoir la moindre influence sur les décisions, mieux vaut être dans la salle où elles se prennent avec le droit de vote. Ecouter aux portes pour se préparer à subir les choix des autres constitue une façon originale mais peu efficace de promouvoir sa propre souveraineté. Naturellement, siéger aux côtés de vingt-huit Etats qui ont également des droits a ses exigences, pas toujours enthousiasmantes. Il faut se déplacer tant à Bruxelles qu’à Strasbourg, siéger dans de multiples instances et participer à un nombre considérable de séances. De surcroît, il convient d’écouter les autre membres du club. Plus difficile, il importe même de considérer que leur point de vue n’est pas négligeable. Et finalement, il n’y a d’autre issue que d’accepter les décisions prises en commun.
Au vu de cette équation complexe et après de longues tergiversations, la Suisse opta pour l’attitude qui lui parut la plus simple et la moins risquée. Autant n’avoir rien à dire que d’intégrer ce que pourraient dire nos voisins. Et pour les relations au quotidien, contentons-nous d’accords au cas par cas passés avec l’Union considérée comme un bloc. Inutile de se perdre dans un multilatéralisme énergivore et incontrôlable, où des Roumains et des Portugais sont susceptibles d’avancer des revendications exotiques. Un bon vieux face à face entre Bruxelles et Berne, d’égal à égal, voilà la seule politique acceptable. Le bilatéralisme était né, élevé aussitôt au rang de voie royale, aussi intangible qu’éternelle.
Malheureusement, bien que restreint, ce partenariat dépendait aussi de l’Union. Celle-ci était d’ailleurs en position de force, puisque les Suisses après avoir dit non à l’EEE s’étaient précipités à Bruxelles pour obtenir l’accès au grand marché qu’ils venaient pourtant de refuser. Bonne fille, l’Europe avait accepté de considérer ce rejet comme un faux pas dans une marche vers l’intégration promise à des jours meilleurs. Elle imaginait que des accords sectoriels pouvaient donc être conclus à titre transitoire. Dans cette optique, il ne fut pas surprenant qu’elle veuille bientôt remplacer une foule de contrats lourds et statiques par un nouveau processus. Un accord-cadre fut rédigé. L’Union s’y s’accrocha, tandis que la Suisse le contestait bien qu’elle l’ait elle-même négocié durant cinq ans. Rapidement, on entra dans un blocage qui n’était rien d’autre que l’enterrement du bilatéralisme.
La Suisse se trouvait dans une impasse, quand elle sut à nouveau faire preuve de ce génie qui la voit retourner des pressions extérieures en libertés intérieures. Puisque le bilatéralisme ne fonctionnait plus, il fallait trouver une nouvelle stratégie pour composer avec une Union qu’il n’était pas possible d’ignorer. Après deux «retraites» du Conseil fédéral, la solution fut rendue publique, logique et brillante. L’avenir européen de la Suisse serait désormais régi par des «RELATIONS MONOLATERALES». La substance de ce nouveau concept reposait sur une prémisse imparable: deux parties dans un accord, c’est trop! Il s’en suit des malentendus et des complications sans fin, ainsi que l’obligation de faire régulièrement des concessions désagréables. A l’avenir, les contrats signés avec l’Europe seraient le résultat de négociations purement helvético-suisses.
Philosophiquement, cette approche convoquait les plus hautes valeurs. En Suisse, c’était le peuple qui négociait, comme aimait à le répéter le Conseil fédéral. Plus précisément, la démocratie directe plaçait la Confédération dans une position de supériorité morale qui lui donnait des droits particuliers. Parce que les citoyens conféraient une meilleure légitimité aux positions de la Suisse, il était normal qu’elles servent de référence. Puisque les démocraties européennes restaient imparfaites, il était sain qu’elles soient entraînées par celle qui avait valeur de modèle. De surcroît, la Confédération veillerait à informer l’Union en détail de l’état de ses débats internes. Enfin, les Européens resteraient parfaitement libres de s’accommoder à leur guise du cadre défini par la Suisse.
Sur la scène politique et dans l’opinion, les nouvelles relations monolatérales furent accueillies avec un vif soulagement. Enfin nous cesserons de nous agenouiller devant l’Europe, se réjouirent les syndicats suisses. En route pour de bons débats concernant nos vrais problèmes, soulignèrent les partis. Finalement le Conseil fédéral a trouvé l’œuf de Colomb, notèrent nombre de commentateurs. Seule l’UDC considéra que l’idée de garder des relations avec l’Europe, fussent-elles définies de manière autonome, constituait une inféodation insupportable à la dictature de Bruxelles.
Hélas, l’Union européenne, avec cette rigidité qui la caractérise, assimila le choix de la Suisse à celui de l’isolement. Elle montra ainsi sa mauvaise foi et son incapacité à sortir de ses fonctionnements bureaucratiques pour se rallier à ceux d’une démocratie vivante. Heureusement, la Suisse n’abandonna pas au premier obstacle. Vaillante et déterminée, elle se lança dans de vastes discussions sur la manière dont son continent devait la percevoir et tenir compte de ses spécificités.
Aujourd’hui encore, elle conduit un débat fécond sur la question européenne au sens large. Certes, ses effets ne dépassent plus ses frontières. Mais son écho constructif résonne longuement dans des montagnes qui affirment et entretiennent ainsi leur esprit d’ouverture.