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Vingt-cinq ans d’un tango européen absurde

Depuis le refus de l’EEE, la Suisse danse un tango européen aussi absurde qu’épuisant. D’un côté, parce que c’est son intérêt, elle ne cesse de s’intégrer et de multiplier les coopérations avec l’Union. De l’autre, en cultivant le nationalisme, elle met en danger les accords bilatéraux qu’elle a pourtant elle-même sollicités. Résultat, écartelée entre les réalités européennes et ses fantasmes isolationnistes, elle sautille sur place, risquant de trébucher à chaque votation. Deux erreurs fondamentales l’enferment dans cette danse dépourvue de sens.
La première est que la Suisse se pense hors de l’Union européenne. En réalité, elle est au cœur du dispositif, géographiquement bien sûr, mais aussi aux plans économique, sociologique et culturel. Avec des valeurs et des intérêts communs, des centaines de milliers de personnes franchissant la frontière au quotidien, un milliard de francs échangé chaque jour ouvrable, elle est profondément intriquée dans la vie de l’UE, davantage même que certains Etats membres.
Par conséquent, la question qui se pose à la Suisse n’est pas de savoir si elle doit entrer dans l’Union, mais de déterminer quel statut elle veut y occuper sachant qu’elle ne peut s’en extraire. Sous cet angle, l’actuel bricolage bilatéral n’est pas satisfaisant. Lourd, complexe, statique, obscur, inadéquat pour engranger de nouveaux accords, il est au bout du rouleau. Autrement dit, le cadre institutionnel qui régit les relations entre la Suisse et l’Europe doit être profondément rénové.
La seconde erreur de la Suisse consiste à confondre souveraineté et isolement. Dans un monde interconnecté, nul n’assure son pouvoir en faisant cavalier seul. Au contraire, la force d’un Etat tient à sa capacité d’influencer les autres, en défendant ses intérêts dans les instances communes.
Mais pour cela, il faut siéger là où se prennent les décisions, avec le droit de vote. Tant que la Suisse n’est représentée ni au Parlement, ni à la Commission, ni au Conseil, elle n’a aucune influence sur l’élaboration d’un droit européen qu’elle ne pourra jamais ignorer, sauf à déménager sur une île du Pacifique. En clair, seule une Suisse membre de plein droit de l’Union européenne renforcera sa souveraineté réelle.
Dans ce contexte, M. Cassis a raison. La Suisse doit appuyer sur le bouton « reset ». Mais il s’agit de peser sur la bonne touche : ce n’est pas la tactique, mais la pensée européenne de la Suisse qui doit être réinitialisée. Vingt-cinq ans après le 6 décembre 1992, il est temps de mettre à jour un logiciel mental naïf et détaché de la réalité. Le tango, en musique, c’est merveilleux. S’agissant du destin de la Suisse, tourniquer sans vision ou s’abandonner aux circonstances, c’est dangereux et indigne d’une démocratie européenne.

Le refus de l’EEE, triple peine pour la Suisse

En refusant l’EEE le 6 décembre 1992, la Suisse s’est malheureusement infligé une triple peine. Premièrement, elle a effectué dans la souffrance une intégration que le non n’a pas évitée. Deuxièmement, elle a dû se contenter d’un vaste bricolage au lieu d’un contrat stable avec l’Europe. Enfin, elle s’est enfoncée dans une série de confusions politiques et mentales, sa décision n’ayant en rien clarifié le débat intérieur.
Au lendemain du « dimanche noir », comme l’a qualifié le Conseiller fédéral Jean-Pascal Delamuraz, les Suisses se précipitèrent à Bruxelles pour obtenir l’accès au marché européen qu’ils venaient pourtant de refuser. Ne nous oubliez pas, nous sommes de futurs membres du club, ce vote n’est qu’un malentendu, répétèrent-ils, tourmentés par la crainte d’une marginalisation économique. S’ouvrit alors une décennie de marchandages complexes, qui déboucha sur les accords bilatéraux 1, acceptés par les citoyens en 2000. Comprenant notamment la libre circulation des personnes, ce premier paquet permit à une Suisse qui stagnait de retrouver la croissance. Cinq ans plus tard, une nouvelle série d’accords vint compléter la précédente, installant la Confédération dans l’espace Schengen. D’autres coopérations suivirent, dans une sorte d’intégration à froid, où chaque pas préparait le suivant. Aujourd’hui, notre pays est profondément intriqué dans l’Union, parfois davantage que certains Etat membres. « L’œuf suisse est dans l’omelette européenne », comme l’a rappelé récemment Pascal Lamy sur les ondes de la RTS. Si donc le rejet de l’EEE était d’abord celui de l’intégration, il n’a servi qu’à compliquer un processus aussi inéluctable que bénéfique.
A l’inverse, si le refus de 1992 se voulait davantage celui du contrat que du contenu, le résultat n’est guère enthousiasmant. Lourds, complexes, statiques, obscurs, précaires, les accords bilatéraux constituent moins une voie royale qu’un chemin caillouteux, sur lequel le chariot helvète menace de se renverser à chaque votation. A tel point qu’un nouveau cadre institutionnel se profile, qui ne pourra manquer de ressembler au contrat proposé voilà vingt-cinq ans, même si toute ressemblance avec l’objet refusé sera vigoureusement niée.
Dernière déconvenue, durant ces vingt-cinq années, les querelles dans l’approche et la gestion de la question européenne n’ont cessé de s’exacerber. Plus divisée que jamais, la société suisse cultive les contradictions. Aveugle, elle attribue souvent son confort à son éloignement de l’UE, alors qu’elle prospère au cœur de son territoire. Naïve, elle croit sa liberté supérieure à celle des Européens, bien qu’elle soit la seule à reprendre le droit européen sans jamais participer à son élaboration. Nonchalante, elle s’adonne à l’europhobie, sans voir combien le projet européen constitue le meilleur rempart contre l’émergence des régimes autoritaires, la déconstruction des coopérations internationales et la remise en cause des Droits humains.
Certes, ces phénomènes ont des causes multiples. Il n’en reste pas moins que trouver une conséquence positive au rejet de l’EEE est difficile. En matière de politique européenne, le bilan de ces deux dernières décennies est même affligeant : une gigantesque perte d’énergie, au seul profit d’un nationalisme grandissant. Autrement dit, aucune des questions de 1992 n’est réellement résolue. Dans un tel contexte, peut-être serait-il temps d’abandonner les discours lénifiants pour oser quelques vérités ? Par nature, la Suisse est un pays profondément européen. Après vingt-cinq ans, l’empilement au coup par coup d’accords sectoriels statiques ne fonctionne plus. Indispensable, un nouveau cadre institutionnel doit être mis en place. A terme, seul le statut de membre de plein droit de l’UE donnera à la Suisse la codécision assurant une défense efficace de ses intérêts et de sa démocratie.