Le Conseil fédéral est condamné à redevenir europhile
En apparence, la défaite des pro-européens suisses est totale. L’adhésion est morte. Les troupes europhiles n’existent plus. Les messages de l’UDC ont passé dans l’ADN citoyen. Aujourd’hui, la très grande majorité des Suisses perçoit la Confédération comme un modèle dont le monde entier envie les succès et la richesse. A l’inverse, elle voit dans l’Union européenne un échec dont il faut se protéger. Couronnant cette vision, un nationalisme agressif se développe, qui enflamme jusqu’aux modérés, réjouit les commentateurs et a pour mission d’exprimer la force et la fierté retrouvée de la Suisse.
En fait, une autre lecture de la situation est possible. A peine le non à l’EEE sorti des urnes, la Suisse s’est battue pour avoir accès au grand marché européen. Il a fallu les accords bilatéraux pour qu’elle retrouve sa croissance. Avec plus de cent vingt accords, elle est aujourd’hui profondément insérée dans le dispositif européen. Par contre, membre passif de l’Union, elle n’a rien à dire sur les décisions qu’elle applique. De surcroît, la négociation de contrats secteurs par secteurs est terminée. Vingt ans plus tard, la Confédération n’a ni plan A ni plan B pour résoudre la question de son statut dans une construction européenne qui s’accélère. Dans cette optique, l’affirmation nationaliste n’est pas l’expression d’une sérénité retrouvée, mais bien plutôt le symptôme d’une inquiétude croissante.
Ces deux perceptions diamétralement opposées sont appelées à jouer un rôle considérable dans le destin de la Suisse. Dès lors, il est étrange que personne ne s’interroge sur la distance qui les sépare. Or, leurs fondements et leurs dynamiques irréconciliables constituent une bombe à retardement. Et le Conseil fédéral semble s’accommoder de sa probable explosion.
En politique, le discours gouvernemental a de nombreuses fonctions. Il transmet l’information utile à la compréhension des enjeux. Il mobilise l’opinion et les forces politiques pour promouvoir les objectifs de l’exécutif. Il convoque les symboles et les images qui inscrivent la collectivité dans une perspective historique. Il fédère l’ensemble des citoyens et tend à pacifier leurs divergences. Enfin, il doit contrôler les illusions que le pouvoir est contraint d’accréditer pour rester en place, tout en osant dire les vérités dont son action a besoin pour se développer.
Dans le dossier européen, le discours du Conseil fédéral néglige cette dernière fonction. Pire, il augmente la distance entre les illusions souverainistes et les réalités européennes. Depuis des années, la communication du gouvernement suisse semble ne plus servir qu’à démontrer sa capacité de résistance face à Bruxelles. Les réussites de l’Union ne sont jamais évoquées. Sa méconnaissance est entretenue. Les falsifications de l’UDC ne sont pas combattues. L’autosatisfaction sert de paravent aux questions non résolues. Le Bureau de l’intégration est devenu celui de l’immobilisme.
Cette inféodation aux sentiments populistes constitue non seulement une attitude peu glorieuse, mais aussi une tactique dangereuse. En fait, le Conseil fédéral se montre moins courageux que les votes qu’il attend du peuple. Il veut s’assurer le soutien de l’opinion en lui signifiant son mépris de l’Union, pour mieux lui demander par la suite de voter oui à différentes coopérations qu’il sait indispensables. L’activation de la clause de sauvegarde illustre parfaitement ce calcul. Le Conseil fédéral entend mettre des entraves à la libre circulation des personnes pour mieux obtenir son extension à la Croatie. Cette approche cynique a fonctionné jusqu’à présent. De manière générale, les phases de négociations avec Bruxelles se sont accompagnées de gesticulations intérieures eurosceptiques pour faire accepter leur nécessité. Puis l’approbation des accords bilatéraux dans les urnes a été obtenue comme le prix à payer pour pouvoir mieux refuser la construction européenne et ne jamais y adhérer.
Aujourd’hui, plusieurs paramètres laissent penser que ce procédé touche à sa fin. Premièrement, la peur d’éventuelles sanctions n’effleure plus le citoyen lambda. Dans sa vision, l’Union a toujours fini par avaler les couleuvres de la Suisse sans oser se fâcher. Une fois de plus, elle se débrouillera avec des décisions désagréables, d’autant plus qu’elles viendront du peuple. D’ailleurs, n’a-t-elle pas tout à perdre d’un litige avec un partenaire aussi riche ? Deuxièmement, la coupure des réalités est telle que les Suisses n’établissent plus de liens de causes à effets entre l’Union européenne, l’existence d’un grand marché ouvert et la prospérité helvétique. Dans leur optique, dire non à l’une des libertés fondamentales ne changera rien aux activités économiques intenses qu’ils entendent bien poursuivre dans les pays voisins, comme s’ils disposaient du passeport européen. Troisièmement, parce qu’il a été porté par le sommet de l’Etat, le nationalisme a éradiqué les anticorps susceptibles de lutter contre l’isolement. S’il est temps de relever fièrement la tête contre l’oppresseur européen, alors il convient de commencer par lui dire non dans les urnes.
Dans ce contexte, le peuple risque d’estimer qu’en actionnant la clause de sauvegarde le Conseil fédéral a fait la démonstration de la nocuité de la libre circulation des personnes. Si même le gouvernement met un frein à l’immigration européenne quitte à fâcher de nombreux Etats, alors il est possible, voire nécessaire, de dire non à la Croatie. Dans le même esprit, en liquidant l’adhésion et en refusant d’imaginer un EEE bis, le Conseil fédéral a laissé face à face l’Alleingang et un bilatéralisme amélioré dont personne ne voit ni les contours, ni les avantages. Sachant que les nationalistes peindront en traître à la patrie même le ministre le plus eurosceptique, sachant qu’ils combattront le moindre compromis avec l’Union, considérant que leurs fantasmes ont contaminé presque toute la société suisse, la situation devient incontrôlable. Alors que la présence de l’adhésion dans les options reconnues augmentait les chances d’une voie moyenne, la restriction des possibles à un choix binaire augmente fortement le risque de voir la Suisse finir dans l’isolement complet.
Le peuple n’est pas si sot qu’il ne faille jamais lui dire la vérité, même dans une démocratie semi-directe. Si modestes que soient les objectifs du Conseil fédéral dans sa définition du destin helvétique, ils ne pourront être atteints sans la reconstruction d’un sentiment d’appartenance au projet européen. Même l’aménagement du statu quo n’échappe pas à cette exigence. Le gouvernement serait donc bien inspiré de construire sans tarder un discours positif montrant en quoi l’Union sert aussi les intérêts de la Suisse et combien sa réussite doit être encouragée. Reste la question centrale : en a-t-il encore la capacité ?