Vers un nouveau Marignan?
Marignan, nous disent les historiens, marque la fin des aventures helvétiques sur la scène européenne, le repli sur des frontières qui ne varieront plus guère et le début d’une neutralité élevée peu à peu au rang de mythe fondateur. En tout cas, défaits, divisés, isolés, les Confédérés furent devant un choix existentiel. S’ils voulaient jouer un rôle politique sur leur continent, alors il leur incombait de préciser les statuts de leurs territoires, clarifier leurs alliances internes, définir des intérêts communs, construire une diplomatie qui dépasse l’ardeur au combat et le goût des rapines dans les vallées étrangères. S’ils acceptaient l’or que François 1er leur proposait pour acheter leurs fantassins et neutraliser son flanc est, alors ils perdaient toute capacité à définir leur destin sur l’échiquier européen. Signée en 1516, La « Paix perpétuelle de Fribourg » clôt les discussions sur une inféodation au roi. Les cantons reçoivent des rentes considérables et voient leurs droits sur certaines vallées tessinoises confirmés ; en retour, ils permettent à la France de recruter les mercenaires dont elle a besoin, promettent de la défendre et se placent sous sa protection. De facto, jusqu’à la Révolution, la Suisse sera un protectorat français.
Cinq siècles plus tard, la Suisse se trouve face à un dilemme du même ordre. Aujourd’hui, la question vient de l’Union européenne : qui voulez-vous être, demande-t-elle, un pays tiers comme le Japon ou un acteur de l’espace européen ? A vous de le dire, mais si vous souhaitez profiter du grand marché que nous avons créé, alors vous devez respecter ses règles, leurs interprétations et leurs évolutions, ajoute-t-elle. En fait, l’isolement à la japonaise n’existe pas : la Suisse est européenne ; elle ne peut s’arracher ni à sa géographie, ni à son tissu socio-économique ; et si elle rompait ses accords bilatéraux, d’autres mécanismes, plus précaires encore, tenteraient aussitôt de réparer le désastre. Dès lors, son problème n’est pas de se demander si elle doit entrer dans un dispositif dont elle fait partie, mais de savoir quel statut elle veut s’y donner. Si la Suisse entend défendre ses intérêts par la participation démocratique, alors elle n’a d’autre choix que de siéger à Bruxelles. Si elle choisit la sauvegarde provisoire de privilèges fiscaux ou financiers, alors elle peut se contenter d’un accord-cadre, qui ne lui ne donnera pas la co-décision, mais fera d’elle une sorte de protectorat de l’Union, copiant le droit européen, même si l’une ou l’autre clause lui permet de sauver la face.
Se penser d’abord en Etat ou en somme d’intérêts économiques, telle est l’alternative rappelant celle d’après Marignan. On pourrait s’étonner qu’un pays s’érigeant en modèle démocratique n’ait pas encore opté pour le primat du politique ; ce serait oublier combien deux activités centrales ont modelé sa pensée : le mercenariat sous l’Ancien régime, puis la banque dans les Temps modernes. Ces deux fonctions, dont il n’est pas surprenant qu’elles se soient succédées, ont marqué la vie fédérale, produisant des effets similaires. Toutes deux ne sont pas immorales mais a-morales ; elles fournissent l’énergie militaire ou financière dont une cause a besoin, sans se prononcer sur sa finalité ni sur ses conséquences sociétales. Toutes deux appellent la neutralité du cadre qui les héberge ; un mercenaire déchiré entre les objectifs de son chef de guerre et ceux de sa patrie marche de travers ; un banquier obligé de se distancier sans cesse des passions de son gouvernement ne rassure pas. Toutes deux favorisent le conservatisme ; le courage des mercenaires, leur soif de vivre, tenait à la certitude de retrouver la patrie inchangée, fidèle à leur souvenir ;
la force des banques suisses, leur crédit, doit beaucoup à la stabilité de la Confédération. Toutes deux détournent les forces vives de la politique ; usés, les mercenaires de retour sur le sol natal aspiraient sans doute davantage au repos qu’à la controverse ; riches, les banquiers exercent une profession plus attractive que le combat de politiciens obligés de se battre dans un système amateur. Au final, ces deux activités ont élevé le choix de l’ « inexistence stratégique » au rang de principe inaliénable.
Une telle approche du monde ne rend pas visionnaire. A la Renaissance, les Suisse n’avaient pas compris l’émergence progressive des nations et de leurs structures étatiques ; ils voyaient encore l’Europe comme une multitude de seigneuries ou de corporations, liées par des serments féodaux et agenouillées devant le Pape, seul fédérateur du continent. Aujourd’hui, ils ne voient pas que la Seconde guerre mondiale, la chute du Mur de Berlin, les défis environnementaux et la crise financière ont mit fin à la domination exclusive des Etats-nations ; ils ne sentent pas que le pouvoir se situe désormais dans les coopérations européennes, qui tentent d’apporter des réponses communes à des problèmes que même les grands pays ne peuvent plus résoudre seuls.
Dès lors, le risque est grand que la Suisse choisisse à nouveau l’inexistence. N’être ni décideur ni responsable de rien pour mieux se faufiler, ce pari tacticien séduira. Or il pourrait s’avérer perdant. Alors que l’effacement de la scène européenne a enrichi les montagnards, alors que la voie bilatérale a permis de compenser l’isolement, une absence prolongée de l’Union n’apportera pas les bénéfices escomptés ; pire, elle pourrait entraver la marche des affaires. Trois phénomènes expliquent ce changement.
Autrefois, les mercenaires suisses étaient utiles aux puissances européennes ; aujourd’hui, les banquiers compliquent leur action ; de même, qui a besoin d’un pays neutre sur une planète ouverte ? Deuxièmement, l’espace pour jouer seul diminue ; au plan politique, le maillage des interactions devient si serré que l’harmonisation des solutions tend à s’imposer mécaniquement ; au plan économique, les liens sont tels que même le franc dépend de l’euro. Troisièmement, l’attentisme devient périlleux ; l’accélération des décisions rend délicate une influence de l’extérieure et dangereuse l’absence des instances officielles ; la position de spectateur ne donne plus le loisir de manœuvrer, mais complique des adaptations devenues hasardeuses.
Certes, la Grande Bretagne semble vouloir laisser désormais les vingt-six s’organiser sans elle. Mais ce pari constitue précisément une inféodation aux intérêts de la City, qui n’est pas sans risque économique et politique même pour un Etat de sa taille. En outre, elle reste membre de l’Union et donc actrice de ses décisions. En clair, les turbulences européennes ne renforcent pas la position de la Suisse ; elles ne la dispensent pas de choisir : vingt ans après la votation EEE, la Confédération devra dire qui elle est. Cette exigence l’angoisse. Du coup, elle cultive le déni de réalité, s’accroche à des méthodes défuntes, tente de diluer le blocage institutionnel dans des marchandages accessoires, tout en espérant que son nouveau ministre des Affaires étrangères la sortira de cet ensablement. Etat ou satellite européen ? Le collège qui résultera du 14 décembre ne pourra plus cacher ce dilemme. Il se rapproche, inéluctable. Impossible de le maquiller. Aucun stratagème n’empêchera l’histoire de tendre à la Suisse le miroir dans lequel elle devra se découvrir. Avec fierté ?