Devant ta tombe ouverte, laisse-moi te parler en ami. Le temps n’est plus aux vains discours, mais à la sincérité. La Suisse t’a exécuté le 26 mai 2021. Nos autorités ont décidé de t’enterrer en toute discrétion aujourd’hui. J’ai obtenu la permission de m’adresser à toi sans que nous soyons dérangés, et me voilà dans ce carré d’herbe qui a été choisi pour te donner une sépulture. Seul devant ton cercueil, je souhaite clore les différends que nous avions cru avoir et qui en réalité n’existaient pas. Moi, le Romand, l’Européen, autrement dit le mauvais Suisse, je tiens à te rendre hommage.
Qui a tué Guillaume Tell ? Une légende peut-elle mourir ? Comment pourrait renaître la liberté incarnée par le célèbre arbalétrier ? Quelle promesse se noue au bord de sa tombe ?
La force d’un mythe est d’échapper à la critique, mais sa faiblesse tient également à l’omerta qui l’entoure. La Suisse d’aujourd’hui vérifie ce paradoxe, tant ses composantes identitaires sont interrogées. La neutralité est remise en cause par l’agression russe qui rend toute passivité coupable. La démocratie directe est chamboulée par la récente découverte que certains scrutins ont peut-être été obtenus grâce à de fausses signatures. Ces possibles escroqueries appellent une réaction vigoureuse, mais aussi une évaluation de la démocratie directe n’escamotant pas ses limites ni ses exigences.
Tout d’abord, les votations découlant d’un référendum ou d’une initiative découpent la volonté populaire en décisions ponctuelles qui peuvent s’avérer contradictoires. Ce pointillisme politique plein d’incertitudes freine les visions à long terme et génère des blocages récurrents. En matière d’immobilisme, le prix de la démocratie directe est élevé. De plus, ses vertus sont asymétriques. Elle valorise les protestations simplistes, mais enterre souvent les projets complexes. Une mesure brutale agglomère des colères disparates et engrange aisément des soutiens, alors qu’une réforme toujours imparfaite additionne les raisons d’être rejetée. En Suisse, le succès du populisme doit beaucoup au lancement répété d’initiatives nationalistes, xénophobes ou antisystèmes, qui structurent les débats et formatent les consciences même quand elles échouent dans les urnes. Enfin, la célébration de la démocratie directe tend à démonétiser le travail du Parlement. Plus les votations occupent le terrain, moins les élections paraissent importantes.
A ces inconvénients structurels s’ajoute le développement démographique. Alors que le nombre de citoyens a augmenté de manière considérable, le nombre de signatures nécessaires pour déclencher un scrutin reste très bas. On observe donc une augmentation des référendums contestant une loi, mais surtout une prolifération d’initiatives sur tous les sujets. Ce droit est devenu l’instrument de marketing préféré des professionnels de la politique et de la communication. Qui dispose des moyens financiers nécessaires et veut occuper l’espace public, recruter de nouveaux membres ou s’offrir une campagne de publicité sur plusieurs années doit lancer une initiative. De nombreuses entreprises sont prêtes à se charger de la récolte des paraphes.
Par nature, la démocratie directe n’est ni parfaite, ni sans risque. Elle exige un engagement soutenu de la société et une réelle abnégation des institutions. Il faut rappeler qu’une initiative validée mobilise parfois fortement les médias, les partis, les associations, l’économie, l’administration, le Parlement, le Conseil fédéral et bien sûr les citoyens. Un processus aussi vaste et de surcroît fréquent exige un minimum de sérieux, excluant au moins l’usage aisé de fausses signatures. Faute de quoi, le système deviendra insoutenable. Il convient donc d’interdire sans tarder le paiement à la signature, véritable incitation à la fraude, ainsi que les officines vivant de la récolte de paraphes. Toute organisation désireuse de lancer une initiative ou un référendum pourra toujours engager des stagiaires, dûment déclarés, pour mener à bien son projet. De même, la photocopie des formulaires pour constituer un réseau, effectuer de la récolte de fonds ou, pire, reproduire les signatures doit être pénalement poursuivie. Enfin, sachant qu’il est impossible pour les villes de garantir l’authenticité d’un paraphe si les données qui l’accompagnent sont exactes, il importe que des vérifications directes auprès des signataires soient régulièrement effectuées.
La démocratie directe a moins besoin de nos louanges que de nos soins. Si elle incarne le génie helvétique, alors elle doit rester crédible. Peut-on espérer que la Confédération instaure des règles strictes l’empêchant de tourner à la pantalonnade ?
Rarement, le goût de la France pour la pensée binaire mais aussi l’obsolescence de ce réflexe n’auront marqué la scène politique de manière aussi évidente qu’aujourd’hui. D’un côté, les partisans d’élections générant une alternance systématique entre la gauche et la droite exultent, déclarant enfin close la parenthèse centriste vécue comme une anomalie perverse. De l’autre, les défenseurs d’une raison transcendant les idéologies refusent la réduction d’un choix programmatique à un choc frontal entre deux radicalités inquiétantes. Illustrant la confusion actuelle, nombre de commentateurs fustigent une dissolution de l’Assemblée nationale mettant en danger un pragmatisme qu’ils avaient auparavant vilipendé en le qualifiant de technocratie sans âme ni boussole. Pour rétablir un débat public constructif, existe-t-il une stratégie permettant de quitter un manichéisme brutal sans se perdre dans un émiettement de courants impuissants ?
Le duel, passion française, pulsion populiste Chaque démocratie a son histoire, son récit fondateur, son architecture institutionnelle. Ces composantes identitaires forment les esprits et nourrissent une culture politique dont les évolutions sont toujours lentes et les risques de vitrification élevés. Pour sa part, la France entretient une représentation de son destin qui valorise la culbute du pouvoir en place. Tiré de la Révolution, ce narratif sous-jacent idéalise le moment sacré où le roi chute de son trône tandis que jaillit la République. Soudain, lassé des injustices, le peuple se lève, s’insurge et monte aux barricades pour chasser l’oppresseur. L’acmé de ce roman national est l’instant magique où l’injustice est renversée par une promesse de bonheur collectif. Ce récit libertaire, courageux, stimulant, progressiste a de nombreuses vertus. En revanche, il devient nuisible s’il est rejoué sans cesse à l’identique, comme si la démocratie n’avait pas été instaurée. Il privilégie alors les postures conflictuelles, désignant la révolte comme unique solution. Il établit un duel permanent entre le pouvoir, quelle que soit sa forme, et les citoyens, si étendus que soient leurs droits. Par son caractère jacobin, la Cinquième République contribue à maintenir cette dramaturgie. Elle prolonge la fresque historique en organisant un paysage politique où tous les événements paraissent liés à l’élection, puis à l’action du chef de l’Etat. Ce dernier devient à la fois capable de tout et coupable de tout, entraîné qu’il le veuille ou non dans un duel fictif avec la société qui l’a élu. Aujourd’hui, aggravant ce facteur structurel, la conjoncture populiste renforce la pensée binaire. La célébration contemporaine d’un peuple innocent victime d’élites mauvaises, oppressives, illégitimes fusionne parfaitement avec la barricade d’autrefois. Plus que jamais, la France se retrouve emprisonnée dans des schémas de pensée où deux vérités simplistes et guerrières s’affrontent. Qu’elles s’incarnent dans la gauche et la droite, la majorité et l’opposition ou le peuple et les élites, les deux belligérantes se battent sans jamais produire de synthèse ni d’apaisement. Et ces duels stériles finissent par produire des révolutionnaires immobiles.
Le compromis et la coalition, réponses à la diversité A l’inverse de la pensée binaire, le compromis n’est pas une compromission comme le prétendent les partisans de la radicalité. En réalité, il augmente les chances de succès d’une société hétérogène. Il privilégie la recherche de résultats sur la défense de l’idéologie. Il intègre des forces diverses, multiples, aux convictions parfois divergentes dans un projet commun imparfait, souvent limité, mais perçu comme nécessaire. Or, dans un monde complexe, interconnecté, où les problèmes des Etats se traitent à des échelles plus vastes que leur territoire, le compromis devient l’indispensable outil du progrès dans la diversité. Ce n’est pas sans raison qu’il constitue la clé des fonctionnements européens. De même, la coalition, déclinaison gouvernementale du compromis, semble plus apte à pacifier des sociétés fragmentées que l’alternance entre des blocs représentant des idéologies immuables. En tout cas, tant les Etats-Unis que le Royaume Uni semblent prisonniers de systèmes binaires à bout de souffle. Les guerres éternelles entre Démocrates et Républicains ou Travaillistes et Conservateurs paraissent davantage sources de conflits que de solutions dans des démocraties paralysées. La France peut-elle encore éviter pareille sclérose ?
La communication, éclairage de la complexité La première piste pour passer de l’affrontement au compromis est la mise en évidence intègre de la complexité des enjeux. Avant de lancer des réformes structurelles, il convient de développer la grammaire qu’elles impliquent. Sans une communication ouvrant les esprits à de nouvelles pratiques, une société répète ses codes identitaires même à son détriment. Or, non seulement la plupart des médias français n’affranchissent pas l’opinion du simplisme binaire, mais ils l’entretiennent avec gourmandise. Serviteurs du roman national, ils organisent un affrontement simpliste entre le pouvoir et les citoyens. Par principe, ils se positionnent aux côtés des opposants comme si la démocratie était une bataille entre eux et le président en exercice, quel qu’il soit et quoi qu’il fasse. Dans chaque situation, leur ambition n’est pas d’élargir le débat à des considérations nuancées, mais de le réduire à un choc brutal entre deux camps irréconciliables. « Tout sauf le compromis » semble être leur devise. A l’évidence, la liberté de la presse est totale. Celle-ci a le droit d’être brillante ou odieuse, impartiale ou militante. Ce principe connaît toutefois une limite s’agissant des médias de service public. Financés par les citoyens, leur vocation est de dépasser les idéologies au profit du bien commun. L’intégrité, l’impartialité, l’exactitude des faits et la défense de la pluralité sont leur raison d’être. Malheureusement, les médias publics français ont oublié ces principes, privilégiant trop souvent un misérabilisme populiste anti étatique au service de postures radicales. La dérive de cette institution indispensable au maintien d’une démocratie rationnelle devient une question lancinante. Sans un retour rapide à une information factuelle et solidement documentée, il est douteux que la France puisse sortir de conflits manichéens toujours plus exacerbés.
Le projet, point de ralliement des modérés Par ailleurs, le camp de la raison ne parviendra à s’imposer dans la durée que s’il s’organise indépendamment des échéances électorales. Or, pour exister, une alliance a besoin d’un projet qui fédère ses différents courants. Quelques grands axes économiques, géopolitiques mais aussi institutionnels lui serviront de repères. Il appartient aux acteurs politiques concernés de les définir. Seules quelques idées très générales peuvent être articulées ici, en particulier la nécessité d’engager les réformes facilitant le passage des batailles binaires à des pratiques consensuelles. La deuxième piste est donc le ralliement autour de quelques transformations en profondeur des fonctionnements politiques. Il ne s’agit pas d’envisager le retour à l’instabilité de la Quatrième République ni de rêver d’une Sixième basée sur un RIC inconcevable en France, mais d’aménager l’architecture actuelle. Souvent évoqué, le découplage temporel du mandat présidentiel et de la législature est une option. De même, l’augmentation des pouvoirs de l’Assemblée nationale semble pertinente. Elle placera les Députés devant des responsabilités précises et concrètes. Enfin, l’examen de l’introduction d’une dose de proportionnelle dans la formation du Parlement paraît incontournable. Il est vital de permettre aux électeurs de dépasser des choix binaires qui alimentent les frustrations, rétrécissent l’analyse politique et appauvrissent la représentation nationale.
L’éducation, apprentissage du compromis La troisième piste est donnée par l’actuelle campagne marquée par les délires des deux blocs radicaux. Tant le Nouveau front populaire que le Rassemblement national agitent des propositions déconnectées du réel. Certaines de leurs promesses sont si incohérentes ou si extrêmes qu’elles créent un monde parallèle où tous les rêves paraissent à portée de main. Cette peinture infantile de la politique ne devrait séduire qu’une petite minorité de personnes sous-informées. Hélas, des pans entiers de l’opinion n’ont plus conscience des réalités économiques ou géopolitiques. Aujourd’hui, pratiquement la moitié de la France semble danser dans des illusions tragiques. Il est impossible de ne pas voir dans cette sarabande le déficit de certains apprentissages. Un immense travail attend le système éducatif et les écoles pour promouvoir des connaissances désencombrées des idéologies. La modération n’est jamais innée, elle s’apprend par les sciences, le respect de leurs enseignements mais aussi l’acceptation de leurs limites. Les fondements culturels d’une société se transforment, mais ne s’effacent jamais complètement. Le goût français pour l’affrontement n’est pas prêt de disparaître. Pour autant, l’emprisonnement de la République dans des duels politiques mortifères n’est pas une fatalité. Le rejet solide et serein des extrêmes est accessible à tout système qui s’y prépare. Si la répulsion actuelle pour l’expérience centriste s’apparente à une crise adolescente de la vie publique, un sursaut de la raison préparant l’avènement de compromis durables la fera entrer dans la maturité.
Curieux, les Suisses aiment porter un regard acéré sur les pays voisins. Rien ne leur plaît davantage que l’examen sans complaisance de la politique française ou des stratégies allemandes. L’inquiétante montée des théories simplistes et des postures radicales sur notre continent ne leur échappe donc pas. Par contre, l’impact de l’UDC ne semble pas les déranger. Pourtant, les convergences entre les populistes suisses et les extrêmes droites environnantes ne sont pas anodines. Xénophobie, europhobie, attaque des institutions, admiration des autocrates et complaisance avec la Russie, ces obsessions sont communes.
Face à cette réalité, les Suisses s’efforcent de banaliser la nature de l’UDC et de ses fantasmes. Tel média qualifie le parti d’agrarien. Tel autre valide sa prétention d’incarner la volonté populaire. Une provocation indigne reste acceptable quand elle émane des populistes suisses, alors qu’elle choque si elle provient de leurs collègues européens. Autrement dit, un travail collectif est effectué pour considérer l’UDC comme un simple parti conservateur, inscrit dans les gênes helvétiques et n’empêchant pas le pays de réussir.
Or cette peinture est fautive. L’UDC est tout sauf une formation conservatrice. Disruptive, ce qui fonde sa valeur médiatique, elle opère une lente mais soigneuse destruction du pragmatisme qui a fait le succès de la Suisse. Au plan européen, elle a fait glisser une Confédération prudente mais ouverte dans un nombrilisme déraisonnable que les Européens renoncent à comprendre. Imprégnant la culture politique et contaminant jusqu’aux syndicats, son souverainisme stérile a favorisé une rupture insensée des négociations avec l’Union européenne. Aujourd’hui, la Suisse est écartée des programmes de recherche et des réseaux européens si précieux pour l’ensemble du biotope vivant de l’innovation. Et nul ne sait quand ni comment ces dégâts seront réparés.
Au plan démographique, l’UDC a instillé puis structuré une peur de l’immigration qui se paiera cher. Célébrant un paradis alpin villageois, elle a fait de l’accroissement du nombre d’habitants un tourment. Demain, alors que les pays voisins attireront la main d’œuvre utile à leur économie, la Suisse se divisera une fois de plus sur une prétendue surpopulation au lieu de se réjouir de son dynamisme. Enfin, s’agissant de la démocratie, elle a imposé la fable des élites ignorant le peuple dans un système où ce dernier vote à tour de bras et à tous les niveaux. En fait, toute institution susceptible de ne pas avaliser son discours est coupable. Ce n’est pas pour rien que l’UDC persiste à vouloir couper les ailes de la SSR, malgré le fort soutien que les citoyens lui ont accordé dans les urnes.
On est donc loin d’un traditionalisme qui se bornerait à freiner le progrès tout en conservant l’acquis. La modération et surtout la capacité d’adaptation qui ont tant servi le pays sont remplacées par des croisades idéologiques qui le déchirent. Face à ce travail de sape, on peut s’interroger sur la banalisation d’une force qui aggrave durablement les problèmes. La réponse tient à la volonté de préserver le système sans devoir l’interroger. Si l’UDC était présentée dans sa dangerosité, des questions surgiraient. A-t-elle vraiment sa place au Conseil fédéral ? Que l’on soit de gauche ou de droite, peut-on siéger à ses côtés ou faire alliance avec elle ? Quelle est la vertu d’une concordance devenue purement formelle si elle contribue à blanchir l’extrémisme ?
L’opinion vit dans l’illusion qu’intégrer les nationalistes au gouvernement les neutralise et garantit la prospérité. Hélas, l’UDC ne peut exister que par des propositions brutales contraires au bien commun. En clair, le système protège les populistes suisses qui en retour le déconstruisent. « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde » écrivait Camus. Tant que la nature et l’action de l’UDC seront habillées d’euphémismes rassurants, son succès ne sera pas démenti et celui de la Suisse fragilisé.
Rien n’est plus précieux que la paix, mais rien n’est plus fragile. Elle n’est pas le fruit de l’endormissement des peuples, mais dépend au contraire de leur extrême vigilance face aux idéologies et aux tyrans qui se nourrissent de la guerre. Elle ne s’instaure pas en cédant aux agresseurs, mais en leur résistant avec une force telle que leurs attaques deviennent inopérantes. Elle ne surgira pas d’une table ronde magique qui apaiserait soudain la Russie par l’octroi de territoires sacrifiés, mais par une solidarité durable des démocraties rendant la poursuite de l’invasion actuelle trop coûteuse et la préparation d’autres offensives impensable. Autrement dit, le soutien sans faille de l’Ukraine est le meilleur moyen de travailler à son retour.
Or, Monsieur le président, vos récents messages semblent donner un autre éclairage. Sur un thème majeur qui engage la Confédération, je ne doute pas que votre vision exprime celle du collège. A vous entendre, la majorité du Conseil fédéral souhaiterait donc placer la Suisse au-dessus de la mêlée. Elle aurait vocation à privilégier une neutralité excluant la réexportation de matériel militaire, pour se tenir à disposition de forces qui pourraient désirer un jour ses bons offices. Elle ne devrait pas modifier ses fondamentaux, pour servir de repère géopolitique dans la tempête actuelle.
Hélas, en tentant d’installer notre pays hors de l’Histoire, le Conseil fédéral choisit d’enfourcher un cheval mort. Nul ne prête à la Suisse une vertu spéciale l’établissant en juge suprême de la guerre et de la paix. Nul n’attend d’elle une retenue précautionneuse dans la perspective de sa prochaine et inéluctable médiation. Nul ne croit à l’existence d’une neutralité pure, sans arrière-pensée, qui aurait une valeur éthique et opérationnelle supérieure à la solidarité avec une démocratie défendant héroïquement sa liberté contre une dictature impérialiste.
Au plan intérieur également, le refuge sur un Olympe au-dessus des tragédies qui bouleversent l’opinion est impossible. Le concept du Sonderfall helvétique est décédé depuis longtemps. C’est la génération de René Felber et Jean-Pascal Delamuraz qui l’a enterré. Vos prédécesseurs ont montré combien les défis et le destin de nos voisins étaient définitivement les nôtres. Et même si la Suisse n’a tiré que des enseignements partiels de leurs analyses, elles sont encore plus pertinentes aujourd’hui. D’ailleurs, au fond d’eux-mêmes, nos concitoyens le savent bien. La guerre est de retour sur notre continent. Les régimes autocrates menacent nos libertés. Nous ne pouvons pas nous extraire de ce champ de bataille.
Dans ce contexte, la seule attitude intenable est l’immobilisme. Les fondamentaux évoluent en permanence. Telle pratique ancrée dans les siècles devient soudain obsolète. Et ce sont les crises qui exigent la relecture des grammaires qui paraissaient éternelles. Autrement dit, la réexportation de munitions devrait être autorisée. La vente de chars d’assaut inutilisés aux pays de l’Otan pour remplacer ceux donnés à l’Ukraine fait sens. Un pays qui n’a pas reçu les moyens de survivre n’a plus besoin de médiation. Son sort est réglé.
En 2021, à la surprise générale, le Conseil fédéral a rompu unilatéralement la négociation de l’accord-cadre européen. Cette erreur stratégique n’a pas été réparée. Demain, il ne commettra pas la faute historique consistant à rompre la chaîne de soutiens matériels permettant à l’Ukraine de se défendre. Je suis persuadé, Monsieur le président, de votre attachement profond à la défense de l’intérêt général et des valeurs européennes. Cet engagement implique une Suisse non pas au-dessus de la mêlée, mais aux côtés de ceux qui se battent à nos portes pour la victoire de la démocratie. Votre action dans les débats à venir peut servir cette ambition, que je pense partagée par la grande majorité de nos compatriotes.
C’est dans cet espoir que je vous prie de croire, Monsieur le président, à l’assurance de ma haute considération.
D’un naturel prudent, les Suisses n’attendent pas de miracle du pouvoir politique. Ils savent que leur système est une grande complication qui ne donne pas souvent l’heure exacte. Ils acceptent que le Conseil fédéral semble souvent plus à l’aise dans la procrastination que dans la vision prospective. Ils ont même pris l’habitude de voir le Collège se transformer en billard à sept bandes sur lequel chaque élu joue davantage sa trajectoire personnelle que la sagesse collective. Toutefois leur tolérance à la modestie de l’action gouvernementale pourrait diminuer tant l’exécutif paraît aujourd’hui somnolent.
Alors que la guerre ravage à nouveau notre continent, le Conseil fédéral paraît incapable d’adapter la Suisse aux défis géopolitiques, ni même de réparer la faute stratégique que fut l’enterrement de l’accord-cadre européen. Son principal souci est de se situer au-dessus de la mêlée, de conserver les traditions sans les interroger, tout en laissant les Chambres fédérales se débrouiller. Dans sa dernière interview au Temps, le président de la Confédération Alain Berset confirme cette analyse. Préférant la sérénité à l’action, il entend rester concentré sur les fondamentaux que sont les bons offices et une neutralité réglée par le droit en vigueur. Statique, son message suggère que l’intérêt de la Suisse serait de rester immobile dans un monde bouleversé.
Certes, préserver les principes existants est une belle ambition. Mais elle devient dangereuse si elle conduit à nier la réalité. D’une part, les fondamentaux évoluent. Tel comportement ancré dans l’Histoire sera demain obsolète. D’autre part, ce qui semble essentiel à la Suisse ne l’est pas pour d’autres démocraties. Nul ne peut définir seul les repères de la communauté internationale. Enfin, le morcellement de la politique suisse dû à la combinaison du multiculturalisme, de la démocratie directe et du système proportionnel implique en contrepoids un Conseil fédéral dynamique et déterminé. Son rôle n’est pas celui d’un arbitre, mais d’un acteur courageux.
Hélas, dans une évolution préoccupante, l’exécutif fédéral tend à se muer en exécutant. Plus précisément, il se réfugie dans une sorte de cocon protecteur qui le transforme en bureau central du conformisme helvétique. Ce processus de désengagement débute en 2014. Alors qu’une initiative UDC attaque la libre circulation des personnes, le Conseil fédéral gère ce scrutin vital de manière pusillanime. Puis, après avoir subi une défaire majeure, il laisse le parlement bricoler une loi d’application qui videra l’initiative de son contenu. Cet abandon de compétences régaliennes préfigure la rupture de 2021. Face au projet d’accord-cadre, il convenait de faire des choix, puis d’obtenir des précisions sur les points jugés centraux, afin de lancer hardiment la bataille. Par gain de paix, les citoyens auraient accepté un compromis défendu avec conviction. Dans sa logique de refus du combat, le Collège préféra jeter l’éponge. Il est d’ailleurs à craindre qu’il persiste à privilégier son confort en tergiversant à nouveau aussi longtemps que possible.
Cette incurie n’est pas une question de personnes. En temps de crise, une addition d’élus aux objectifs antagonistes ne peut produire que de l’incohérence ou de l’insignifiance. Ses visions communes se réduisent mécaniquement à des postures lénifiantes ou conservatrices. Or la réussite de la Suisse exige désormais de l’audace. Les défis du siècle ne sont pas solubles dans la passivité. Les citoyens d’aujourd’hui ne se contentent plus d’une célébration des mythes identitaires. Et les dernières errances des Chambres sur la réexportation d’armes montrent qu’elle ne compenseront pas à chaque fois l’absence de gouvernail. Il est donc impératif que le Conseil fédéral repense son rôle et pourquoi pas son fonctionnement. Dans l’immédiat, alors que l’Ukraine lutte pour sa survie, face à des critiques européennes toujours plus vives, il se contente d’habiter un monde parallèle et vitrifié.