Nouveau Livre
Couverture

Éloge funèbre de Guillaume Tell

Editions de l’Aire 2022

Mon cher Guillaume Tell,

Devant ta tombe ouverte, laisse-moi te parler en ami. Le temps n’est plus aux vains discours, mais à la sincérité. La Suisse t’a exécuté le 26 mai 2021. Nos autorités ont décidé de t’enterrer en toute discrétion aujourd’hui. J’ai obtenu la permission de m’adresser à toi sans que nous soyons dérangés, et me voilà dans ce carré d’herbe qui a été choisi pour te donner une sépulture. Seul devant ton cercueil, je souhaite clore les différends que nous avions cru avoir et qui en réalité n’existaient pas. Moi, le Romand, l’Européen, autrement dit le mauvais Suisse, je tiens à te rendre hommage.

Qui a tué Guillaume Tell ? Une légende peut-elle mourir ? Comment pourrait renaître la liberté incarnée par le célèbre arbalétrier ? Quelle promesse se noue au bord de sa tombe ? 

Commander le livre

Le dangereux effacement du Conseil fédéral

La fuite des leaders du Centre devant les responsabilités gouvernementales est déconcertante. Tous semblent avoir pour ambition d’avancer en politique sans jamais entrer au Conseil fédéral, même quand la porte est ouverte. On peut imputer cette désertion aux personnes. Impossible de ne pas noter la soudaine modestie du président Pfister dont les critiques récurrentes de l’exécutif laissaient croire qu’il brûlait d’y faire valoir ses talents. On peut aussi critiquer le parti. Ses manœuvres évoquent davantage le renouvellement d’une municipalité villageoise que l’orientation de la Suisse. On peut même penser que la perspective de diriger le Département fédéral de la défense manque d’attrait. Nul ne souhaite hériter d’un bureau où les tiroirs risquent de compter autant de grenades dégoupillées qu’un champ de tir un jour d’exercice.


En réalité, ces symptômes disent un mal plus profond. La question n’est pas la difficulté de trouver des personnes adéquates pour constituer le Conseil fédéral, mais son impossibilité de former une équipe efficace et crédible quels que soient les élus qui le composent. L’addition de personnes sans programme issues de partis antagonistes a toujours constitué un « gouvernement de beau temps ». Mais aujourd’hui trois facteurs tendent à rendre ce système structurellement faible inopérant. Tout d’abord, les écarts idéologiques entre les principaux partis ont grandi. A droite, l’UDC défend une ligne europhobe, xénophobe, trumpiste, tandis que la gauche promeut une société multiculturelle et progressiste drastiquement opposée. Entre ces deux pôles, il devient impensable d’établir des compromis non seulement aux Chambres mais aussi à l’exécutif.


Deuxièmement, la prolifération des initiatives et des référendums devenus de simples instruments de marketing entrave l’émergence de politiques cohérentes. Zigzaguant entre les votations, le Conseil fédéral devient un gouvernement de contre-projet. Enfin, la démocratie numérique transforme la société en profondeur. Les corps intermédiaires se disloquent, les individus se dispersent dans une infinité de communautés autocentrées et la notion d’intérêt général disparaît au profit de multiples revendications concurrentes dont le seul point commun est l’indignation permanente. Dans cette nouvelle immédiateté et face aux colères disparates, un conseiller fédéral qui n’est pas protégé par la ligne d’un gouvernement classique n’a guère de chance de briller.


Ces évolutions ne sont pas conjoncturelles mais durables. Elles affaiblissent un collège déjà inorganique. Elles condamnent ses membres à être toujours plus seuls face aux critiques devenues plus vives au sein d’un groupe de moins en moins soudé. Sans surprise, l’attractivité d’une fonction qui pourrait bientôt ressembler à celle d’un paratonnerre diminue. Elle n’enthousiasme en tout cas pas ceux dont le courage reste modéré.


Or l’époque appelle des exécutifs européens déterminés. La Russie de Poutine conduit une guerre impérialiste à nos portes. Donald Trump sème le chaos et se moque du droit international. Avec une énergie croissante, des régimes autoritaires et des idéologies sectaires s’attaquent aux valeurs de la démocratie. Face à la dangerosité du siècle, la Suisse serait bien inspirée d’envisager une réforme de son système de gouvernement. Les modèles ne manquent pas. Il est possible d’élire le collège non plus individuellement mais par un scrutin de listes. Et rien n’empêcherait de s’inspirer des mécanismes allemands qui permettent de construire des coalitions dirigées par un Chancelier.


Hélas, rien ne se fera, la Suisse voyant dans sa vitrification sa principale vertu. Une seule solution subsiste : l’abandon de l’UDC à ses errances populistes et la définition par les autres partis d’un périmètre politique commun permettant de donner un cap au pays. Sans un tel sursaut, l’effacement du Conseil fédéral est programmé et le flottement en eaux troubles d’une Suisse sans gouvernail tristement probable.

La Suisse malade de ses récits européens

Les sociétés sont charpentées par les institutions, mais ce sont les récits qui les cimentent. Au fil du temps, elles se donnent des mots, des images, une représentation du monde et d’elles-mêmes qu’elles entretiennent avec soin, autant pour s’unir que pour écarter les tourments. Et ces fables l’emportent souvent sur les faits. Ce phénomène trouve une splendide illustration dans la manière dont la Suisse traditionnelle évoque ses relations avec l’Union européenne.

Le premier récit est celui de l’isolement fécond. Dans ce narratif hélas très répandu, une Suisse hors de l’Union doit son succès à l’autonomie qu’elle a su préserver. Son intérêt est donc de la conserver autant que possible. Or, la réalité est inverse. D’une part, la Suisse est profondément intriquée dans les politiques européennes en raison de sa position géographique mais aussi par une multitude d’accords sectoriels. D’autre part, cette intégration constitue une clé de sa réussite.

La deuxième fable est celle de l’Europe agressive. Avec diverses déclinaisons, cette histoire raconte une Suisse loyale, toujours prête à la négociation, mise sous pression par une Union ne supportant pas son indépendance. En fait, rien n’est plus faux. En 1992, la Suisse dit non à l’EEE, puis court à Bruxelles demander l’accès au grand marché qu’elle vient de refuser. Conciliante, l’Europe accepte l’idée d’accords bilatéraux, solution transitoire avec celle qui se présente en futur membre du club. Mais après avoir engrangé ce dont son économie avait besoin, la Suisse renoncera à l’adhésion, puis torpillera l’accord-cadre censé compenser cette défection. Autrement dit, loin d’être une victime de la machinerie bruxelloise, la Suisse a obtenu un large accès au marché européen, mais n’a toujours pas rempli les obligations institutionnelles qui en découlent.

Aujourd’hui, un troisième récit vient alourdir ces narratifs. C’est celui d’un peuple si sourcilleux de son indépendance que la moindre concession faite aux Européens l’indignerait. Dans ce schéma, l’opinion est en mains des nationalistes. Pour leur plaire, on introduit en dernière minute une clause de sauvegarde dans les actuelles négociations. Pour les devancer, on fait de l’initiative UDC « pas de Suisse à dix millions ! » un cri du peuple dont la prise en compte l’emporte sur le destin de la Confédération. Pourtant, à nouveau, les faits disent le contraire. Des sondages répétés ont montré que la majorité des Suisses souhaite une relation stable avec l’Union européenne. Ni l’adhésion, ni la rupture, telle est la vision des citoyens. Aptes aux compromis, ils semblent prêts à normaliser la relation européenne, moins par enthousiasme d’ailleurs que par gain de paix.

Il n’existe pas de société sans histoires, ni de fable innocente. Aujourd’hui, la Suisse est malade de récits fallacieux qui menacent sa prospérité. Dès lors, pourquoi sont-ils si peu combattus ? Le drame est que ces représentations viciées ont aussi une vertu : elles servent de prétexte aux leaders politiques pour ne pas s’engager. De leur point de vue, mieux vaut ne pas intervenir tant que le climat n’est pas favorable. Dans leur optique, ce n’est pas le moment de corriger les fables toxiques. Autrement dit, le récit des réussites européennes n’existe pas, ni même celui d’une impérative solidarité avec l’Union alors que la guerre fait rage à ses portes.

Et dans ce vide, l’attitude du Conseil fédéral reste la plus grande source d’inquiétude. Ses contradictions et ses divisions interrogent. A-t-il la volonté de conduire un scrutin européen au succès ? Ou bien se contentera-t-il de livrer aux Chambres le résultat des négociations en laissant les parlementaires gérer la suite des opérations ? Montera-t-il au front durant la campagne? Ou bien invoquera-t-il le respect de la démocratie pour ne pas se battre tout en certifiant avoir rempli son mandat?

Tonitruant, son silence d’aujourd’hui fait craindre sa passivité demain. Qui tient les mots fait l’Histoire, qui se tait la subit.

Fragilisée, la démocratie directe exige de nouvelles règles

La force d’un mythe est d’échapper à la critique, mais sa faiblesse tient également à l’omerta qui l’entoure. La Suisse d’aujourd’hui vérifie ce paradoxe, tant ses composantes identitaires sont interrogées. La neutralité est remise en cause par l’agression russe qui rend toute passivité coupable. La démocratie directe est chamboulée par la récente découverte que certains scrutins ont peut-être été obtenus grâce à de fausses signatures. Ces possibles escroqueries appellent une réaction vigoureuse, mais aussi une évaluation de la démocratie directe n’escamotant pas ses limites ni ses exigences.


Tout d’abord, les votations découlant d’un référendum ou d’une initiative découpent la volonté populaire en décisions ponctuelles qui peuvent s’avérer contradictoires. Ce pointillisme politique plein d’incertitudes freine les visions à long terme et génère des blocages récurrents. En matière d’immobilisme, le prix de la démocratie directe est élevé. De plus, ses vertus sont asymétriques. Elle valorise les protestations simplistes, mais enterre souvent les projets complexes. Une mesure brutale agglomère des colères disparates et engrange aisément des soutiens, alors qu’une réforme toujours imparfaite additionne les raisons d’être rejetée. En Suisse, le succès du populisme doit beaucoup au lancement répété d’initiatives nationalistes, xénophobes ou antisystèmes, qui structurent les débats et formatent les consciences même quand elles échouent dans les urnes. Enfin, la célébration de la démocratie directe tend à démonétiser le travail du Parlement. Plus les votations occupent le terrain, moins les élections paraissent importantes.


A ces inconvénients structurels s’ajoute le développement démographique. Alors que le nombre de citoyens a augmenté de manière considérable, le nombre de signatures nécessaires pour déclencher un scrutin reste très bas. On observe donc une augmentation des référendums contestant une loi, mais surtout une prolifération d’initiatives sur tous les sujets. Ce droit est devenu l’instrument de marketing préféré des professionnels de la politique et de la communication. Qui dispose des moyens financiers nécessaires et veut occuper l’espace public, recruter de nouveaux membres ou s’offrir une campagne de publicité sur plusieurs années doit lancer une initiative. De nombreuses entreprises sont prêtes à se charger de la récolte des paraphes.


Par nature, la démocratie directe n’est ni parfaite, ni sans risque. Elle exige un engagement soutenu de la société et une réelle abnégation des institutions. Il faut rappeler qu’une initiative validée mobilise parfois fortement les médias, les partis, les associations, l’économie, l’administration, le Parlement, le Conseil fédéral et bien sûr les citoyens. Un processus aussi vaste et de surcroît fréquent exige un minimum de sérieux, excluant au moins l’usage aisé de fausses signatures. Faute de quoi, le système deviendra insoutenable. Il convient donc d’interdire sans tarder le paiement à la signature, véritable incitation à la fraude, ainsi que les officines vivant de la récolte de paraphes. Toute organisation désireuse de lancer une initiative ou un référendum pourra toujours engager des stagiaires, dûment déclarés, pour mener à bien son projet. De même, la photocopie des formulaires pour constituer un réseau, effectuer de la récolte de fonds ou, pire, reproduire les signatures doit être pénalement poursuivie. Enfin, sachant qu’il est impossible pour les villes de garantir l’authenticité d’un paraphe si les données qui l’accompagnent sont exactes, il importe que des vérifications directes auprès des signataires soient régulièrement effectuées.


La démocratie directe a moins besoin de nos louanges que de nos soins. Si elle incarne le génie helvétique, alors elle doit rester crédible. Peut-on espérer que la Confédération instaure des règles strictes l’empêchant de tourner à la pantalonnade ?

Trois pistes pour guérir la France de la maladie binaire

Rarement, le goût de la France pour la pensée binaire mais aussi l’obsolescence de ce réflexe n’auront marqué la scène politique de manière aussi évidente qu’aujourd’hui. D’un côté, les partisans d’élections générant une alternance systématique entre la gauche et la droite exultent, déclarant enfin close la parenthèse centriste vécue comme une anomalie perverse. De l’autre, les défenseurs d’une raison transcendant les idéologies refusent la réduction d’un choix programmatique à un choc frontal entre deux radicalités inquiétantes. Illustrant la confusion actuelle, nombre de commentateurs fustigent une dissolution de l’Assemblée nationale mettant en danger un pragmatisme qu’ils avaient auparavant vilipendé en le qualifiant de technocratie sans âme ni boussole. Pour rétablir un débat public constructif, existe-t-il une stratégie permettant de quitter un manichéisme brutal sans se perdre dans un émiettement de courants impuissants ?


Le duel, passion française, pulsion populiste
Chaque démocratie a son histoire, son récit fondateur, son architecture institutionnelle. Ces composantes identitaires forment les esprits et nourrissent une culture politique dont les évolutions sont toujours lentes et les risques de vitrification élevés. Pour sa part, la France entretient une représentation de son destin qui valorise la culbute du pouvoir en place. Tiré de la Révolution, ce narratif sous-jacent idéalise le moment sacré où le roi chute de son trône tandis que jaillit la République. Soudain, lassé des injustices, le peuple se lève, s’insurge et monte aux barricades pour chasser l’oppresseur. L’acmé de ce roman national est l’instant magique où l’injustice est renversée par une promesse de bonheur collectif. Ce récit libertaire, courageux, stimulant, progressiste a de nombreuses vertus. En revanche, il devient nuisible s’il est rejoué sans cesse à l’identique, comme si la démocratie n’avait pas été instaurée. Il privilégie alors les postures conflictuelles, désignant la révolte comme unique solution. Il établit un duel permanent entre le pouvoir, quelle que soit sa forme, et les citoyens, si étendus que soient leurs droits.
Par son caractère jacobin, la Cinquième République contribue à maintenir cette dramaturgie. Elle prolonge la fresque historique en organisant un paysage politique où tous les événements paraissent liés à l’élection, puis à l’action du chef de l’Etat. Ce dernier devient à la fois capable de tout et coupable de tout, entraîné qu’il le veuille ou non dans un duel fictif avec la société qui l’a élu. Aujourd’hui, aggravant ce facteur structurel, la conjoncture populiste renforce la pensée binaire. La célébration contemporaine d’un peuple innocent victime d’élites mauvaises, oppressives, illégitimes fusionne parfaitement avec la barricade d’autrefois. Plus que jamais, la France se retrouve emprisonnée dans des schémas de pensée où deux vérités simplistes et guerrières s’affrontent. Qu’elles s’incarnent dans la gauche et la droite, la majorité et l’opposition ou le peuple et les élites, les deux belligérantes se battent sans jamais produire de synthèse ni d’apaisement. Et ces duels stériles finissent par produire des révolutionnaires immobiles.


Le compromis et la coalition, réponses à la diversité
A l’inverse de la pensée binaire, le compromis n’est pas une compromission comme le prétendent les partisans de la radicalité. En réalité, il augmente les chances de succès d’une société hétérogène. Il privilégie la recherche de résultats sur la défense de l’idéologie. Il intègre des forces diverses, multiples, aux convictions parfois divergentes dans un projet commun imparfait, souvent limité, mais perçu comme nécessaire. Or, dans un monde complexe, interconnecté, où les problèmes des Etats se traitent à des échelles plus vastes que leur territoire, le compromis devient l’indispensable outil du progrès dans la diversité. Ce n’est pas sans raison qu’il constitue la clé des fonctionnements européens. De même, la coalition, déclinaison gouvernementale du compromis, semble plus apte à pacifier des sociétés fragmentées que l’alternance entre des blocs représentant des idéologies immuables. En tout cas, tant les Etats-Unis que le Royaume Uni semblent prisonniers de systèmes binaires à bout de souffle. Les guerres éternelles entre Démocrates et Républicains ou Travaillistes et Conservateurs paraissent davantage sources de conflits que de solutions dans des démocraties paralysées. La France peut-elle encore éviter pareille sclérose ?

La communication, éclairage de la complexité
La première piste pour passer de l’affrontement au compromis est la mise en évidence intègre de la complexité des enjeux. Avant de lancer des réformes structurelles, il convient de développer la grammaire qu’elles impliquent. Sans une communication ouvrant les esprits à de nouvelles pratiques, une société répète ses codes identitaires même à son détriment. Or, non seulement la plupart des médias français n’affranchissent pas l’opinion du simplisme binaire, mais ils l’entretiennent avec gourmandise. Serviteurs du roman national, ils organisent un affrontement simpliste entre le pouvoir et les citoyens. Par principe, ils se positionnent aux côtés des opposants comme si la démocratie était une bataille entre eux et le président en exercice, quel qu’il soit et quoi qu’il fasse. Dans chaque situation, leur ambition n’est pas d’élargir le débat à des considérations nuancées, mais de le réduire à un choc brutal entre deux camps irréconciliables. « Tout sauf le compromis » semble être leur devise.
A l’évidence, la liberté de la presse est totale. Celle-ci a le droit d’être brillante ou odieuse, impartiale ou militante. Ce principe connaît toutefois une limite s’agissant des médias de service public. Financés par les citoyens, leur vocation est de dépasser les idéologies au profit du bien commun. L’intégrité, l’impartialité, l’exactitude des faits et la défense de la pluralité sont leur raison d’être. Malheureusement, les médias publics français ont oublié ces principes, privilégiant trop souvent un misérabilisme populiste anti étatique au service de postures radicales. La dérive de cette institution indispensable au maintien d’une démocratie rationnelle devient une question lancinante. Sans un retour rapide à une information factuelle et solidement documentée, il est douteux que la France puisse sortir de conflits manichéens toujours plus exacerbés.

Le projet, point de ralliement des modérés
Par ailleurs, le camp de la raison ne parviendra à s’imposer dans la durée que s’il s’organise indépendamment des échéances électorales. Or, pour exister, une alliance a besoin d’un projet qui fédère ses différents courants. Quelques grands axes économiques, géopolitiques mais aussi institutionnels lui serviront de repères. Il appartient aux acteurs politiques concernés de les définir. Seules quelques idées très générales peuvent être articulées ici, en particulier la nécessité d’engager les réformes facilitant le passage des batailles binaires à des pratiques consensuelles. La deuxième piste est donc le ralliement autour de quelques transformations en profondeur des fonctionnements politiques. Il ne s’agit pas d’envisager le retour à l’instabilité de la Quatrième République ni de rêver d’une Sixième basée sur un RIC inconcevable en France, mais d’aménager l’architecture actuelle. Souvent évoqué, le découplage temporel du mandat présidentiel et de la législature est une option. De même, l’augmentation des pouvoirs de l’Assemblée nationale semble pertinente. Elle placera les Députés devant des responsabilités précises et concrètes. Enfin, l’examen de l’introduction d’une dose de proportionnelle dans la formation du Parlement paraît incontournable. Il est vital de permettre aux électeurs de dépasser des choix binaires qui alimentent les frustrations, rétrécissent l’analyse politique et appauvrissent la représentation nationale.

L’éducation, apprentissage du compromis
La troisième piste est donnée par l’actuelle campagne marquée par les délires des deux blocs radicaux. Tant le Nouveau front populaire que le Rassemblement national agitent des propositions déconnectées du réel. Certaines de leurs promesses sont si incohérentes ou si extrêmes qu’elles créent un monde parallèle où tous les rêves paraissent à portée de main. Cette peinture infantile de la politique ne devrait séduire qu’une petite minorité de personnes sous-informées. Hélas, des pans entiers de l’opinion n’ont plus conscience des réalités économiques ou géopolitiques. Aujourd’hui, pratiquement la moitié de la France semble danser dans des illusions tragiques. Il est impossible de ne pas voir dans cette sarabande le déficit de certains apprentissages. Un immense travail attend le système éducatif et les écoles pour promouvoir des connaissances désencombrées des idéologies. La modération n’est jamais innée, elle s’apprend par les sciences, le respect de leurs enseignements mais aussi l’acceptation de leurs limites.
Les fondements culturels d’une société se transforment, mais ne s’effacent jamais complètement. Le goût français pour l’affrontement n’est pas prêt de disparaître. Pour autant, l’emprisonnement de la République dans des duels politiques mortifères n’est pas une fatalité. Le rejet solide et serein des extrêmes est accessible à tout système qui s’y prépare. Si la répulsion actuelle pour l’expérience centriste s’apparente à une crise adolescente de la vie publique, un sursaut de la raison préparant l’avènement de compromis durables la fera entrer dans la maturité.

La banalisation de l’UDC fragilise la Suisse

Curieux, les Suisses aiment porter un regard acéré sur les pays voisins. Rien ne leur plaît davantage que l’examen sans complaisance de la politique française ou des stratégies allemandes. L’inquiétante montée des théories simplistes et des postures radicales sur notre continent ne leur échappe donc pas. Par contre, l’impact de l’UDC ne semble pas les déranger. Pourtant, les convergences entre les populistes suisses et les extrêmes droites environnantes ne sont pas anodines. Xénophobie, europhobie, attaque des institutions, admiration des autocrates et complaisance avec la Russie, ces obsessions sont communes.

Face à cette réalité, les Suisses s’efforcent de banaliser la nature de l’UDC et de ses fantasmes. Tel média qualifie le parti d’agrarien. Tel autre valide sa prétention d’incarner la volonté populaire. Une provocation indigne reste acceptable quand elle émane des populistes suisses, alors qu’elle choque si elle provient de leurs collègues européens. Autrement dit, un travail collectif est effectué pour considérer l’UDC comme un simple parti conservateur, inscrit dans les gênes helvétiques et n’empêchant pas le pays de réussir.

Or cette peinture est fautive. L’UDC est tout sauf une formation conservatrice. Disruptive, ce qui fonde sa valeur médiatique, elle opère une lente mais soigneuse destruction du pragmatisme qui a fait le succès de la Suisse. Au plan européen, elle a fait glisser une Confédération prudente mais ouverte dans un nombrilisme déraisonnable que les Européens renoncent à comprendre. Imprégnant la culture politique et contaminant jusqu’aux syndicats, son souverainisme stérile a favorisé une rupture insensée des négociations avec l’Union européenne. Aujourd’hui, la Suisse est écartée des programmes de recherche et des réseaux européens si précieux pour l’ensemble du biotope vivant de l’innovation. Et nul ne sait quand ni comment ces dégâts seront réparés.

Au plan démographique, l’UDC a instillé puis structuré une peur de l’immigration qui se paiera cher. Célébrant un paradis alpin villageois, elle a fait de l’accroissement du nombre d’habitants un tourment. Demain, alors que les pays voisins attireront la main d’œuvre utile à leur économie, la Suisse se divisera une fois de plus sur une prétendue surpopulation au lieu de se réjouir de son dynamisme. Enfin, s’agissant de la démocratie, elle a imposé la fable des élites ignorant le peuple dans un système où ce dernier vote à tour de bras et à tous les niveaux. En fait, toute institution susceptible de ne pas avaliser son discours est coupable. Ce n’est pas pour rien que l’UDC persiste à vouloir couper les ailes de la SSR, malgré le fort soutien que les citoyens lui ont accordé dans les urnes.

On est donc loin d’un traditionalisme qui se bornerait à freiner le progrès tout en conservant l’acquis. La modération et surtout la capacité d’adaptation qui ont tant servi le pays sont remplacées par des croisades idéologiques qui le déchirent. Face à ce travail de sape, on peut s’interroger sur la banalisation d’une force qui aggrave durablement les problèmes. La réponse tient à la volonté de préserver le système sans devoir l’interroger. Si l’UDC était présentée dans sa dangerosité, des questions surgiraient. A-t-elle vraiment sa place au Conseil fédéral ? Que l’on soit de gauche ou de droite, peut-on siéger à ses côtés ou faire alliance avec elle ? Quelle est la vertu d’une concordance devenue purement formelle si elle contribue à blanchir l’extrémisme ?

L’opinion vit dans l’illusion qu’intégrer les nationalistes au gouvernement les neutralise et garantit la prospérité. Hélas, l’UDC ne peut exister que par des propositions brutales contraires au bien commun. En clair, le système protège les populistes suisses qui en retour le déconstruisent. « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde » écrivait Camus. Tant que la nature et l’action de l’UDC seront habillées d’euphémismes rassurants, son succès ne sera pas démenti et celui de la Suisse fragilisé.